Une trajectoire sociale à Charleville
Charles François Matis (1724-1786) et sa famille

Notice proposée par Jacques-Yves Desrousseaux
– Février 2025 –
Charles François Matis (ou Mathis) a été « directeur de la ville et police de Charleville », selon l’expression consacrée, à deux reprises, en 1764-1766 et en 1776-1778. Membre d’une famille de l’élite locale, son parcours nous introduit à l’étude d’un groupe assez mal connu, celui des intéressés aux affaires du roi, en l’occurrence aux fournitures militaires. Dans une ville administrative, qui est aussi une ville frontière et une ville tournée vers la production d’armes, cette activité a ouvert à Charles François Matis et à sa famille, la voie à une rapide ascension sociale, suivie d’un déclin non moins rapide.
Une famille locale dans l’orbite lointaine du roi
Charles François Matis naît à Mohon en 1724. Son père, Louis Matis (1688-1743), appartient à une famille de notaires ruraux qui compte son propre père, Louis Poncelet, ses frères et un beau-frère qui ont exercé à Briquenay, Vouziers et Brieulles-sur-Bar, au sud de l’actuel département des Ardennes. Louis Matis a pris une autre orientation professionnelle. Il commence sa carrière comme employé dans les affaires du roi et devient rapidement fermier des droits seigneuriaux des ducs de Rethel-Mazarin. Il devient ensuite entrepreneur des vivres et des fourrages pour le roi, directeur des vivres de Mézières et Charleville. Angélique Coyer, mère de Charles François, est originaire du duché de Guise, plus précisément de Rumigny, où son père, Jacques Coyer, était avocat, procureur et notaire. Son frère aîné a été procureur fiscal du duché de Guise au siège de Rumigny et ses deux autres frères étaient avocats en parlement. La fratrie d’Angélique compte aussi un officier au régiment de Chartres, un porte-étendard des gardes du corps du roi, écuyer et chevalier de l’ordre de Saint-Louis, et un receveur des droits du duc de Lorraine à Montcornet.
Dans une logique ascensionnelle, Louis et Angélique ont choisi pour leur fils, un parrain et une marraine qui gravitent dans la commensalité du roi. Charles de Courteville, seigneur de Chevières, est ainsi gentilhomme de la grande fauconnerie du roi, alors qu’Elisabeth Charlotte Dannery, est l’épouse de Claude Benoît Le Tanneur, ancien officier de la paneterie du roi. C’est dans ce même milieu que Charles François se marie à 26 ans, en 1750. Il épouse une jeune fille noble de Reims, Marie Michèle, fille de Nicolas Allart de Maisonneuve, écuyer et « capitaine exempt des gardes du roi en la prévôté de son hôtel et grande prévôté de France ». Dans leur contrat de mariage, les apports des époux étaient de 22.000 livres pour Charles François Matis et 20.000 livres pour Marie Michèle Allart. Elle meurt, cependant, après seulement quatre mois de vie commune et, dès le surlendemain de son décès, son père et son mari transigent sur le retour dans la famille Allart de ses apports. Charles François ne veut pas en restituer la totalité à sa belle-famille, comme le prévoit la coutume, « tant par rapport a l’indemnité qu’il pretendoit luy etre deue a cause des depenses considerables qu’il a faites tant pour parvenir audit mariage, que depuis pour jetter les premiers fondemens d’un etablissement solide ». Nicolas Allart concède alors environ 6.000 livres aux appétits de son ancien gendre.
Charles François se remarie trois ans plus tard avec Marie Thérèse Collardeau, issue d’une grande famille d’entrepreneurs actifs à Rocroi dès la seconde moitié du 17e siècle. Dans la fratrie de Marie Thérèse Collardeau, l’aîné est curé de Jonquery et la dernière fille, supérieure générale des dames de Rocroi. Nous relevons aussi un entrepreneur de lits militaires, deux gardes du corps du roi et l’épouse d’un seigneur de Ferrières-en-Albigeois, avocat en parlement et aux conseils du roi.
Les affaires de la famille Collardeau sont d’une toute autre envergure que celles des Matis. L’arrière-grand-père de Marie Thérèse, Jean Collardeau, maître maçon à Rocroi, est qualifié, à la fin du 17e siècle, d’entrepreneur des fortifications du roi. C’est également le cas de son grand-père, Nicolas Collardeau, fils de Jean. Charles Collardeau, fils de Nicolas et oncle de Marie Thérèse, est, lui aussi, entrepreneur pour le roi des ouvrages et fortifications de la place de Rocroi mais il est le premier à être qualifié d’intéressé aux affaires du roi comme l’a été son propre fils, Charles François Collardeau, qui a été aussi trésorier des troupes du roi à Rocroi et subdélégué à Rocroi de l’intendant de Champagne.
L’actif successoral de Nicolas Collardeau et Jeanne Dubaut, père et mère de Marie Thérèse, se monte à 81000 livres en 1747, à la mort de Jeanne Dubaut. Dans le contrat de mariage de Charles François Matis et Marie Thérèse Collardeau en 1753, l’apport de Charles François est de 30000 livres en valeurs mobilières et en marchandises ce qui représente une augmentation substantielle par rapport aux 20000 livres de son premier mariage en 1750. L’apport de Marie Thérèse est de 20000 livres de valeurs mobilières et immobilières. Il s’agit de sommes confortables puisqu’une belle ferme ou une grande maison se monnayait alors à Rocroi entre 2000 et 4000 livres. L’union s’est sans doute nouée parce que les futurs beaux-frères sont tous impliqués dans les fournitures aux armées.
Des affaires du roi aux affaires de la ville
Les Collardeau et les Matis exerçaient des activités semblables. Jacques Collardeau (1718-1749), frère de Marie Thérèse, Pierre Matis (1723-1778), le seul des frères de Charles François Matis ayant atteint l’âge adulte, et Charles François sont tous les trois qualifiés, au fil des actes, d’intéressés aux affaires du roi. Jacques Collardeau est entrepreneur des lits militaires de la garnison de Rocroi et de la frontière de Champagne alors que Pierre Matis est entrepreneur et directeur des fourrages pour le roi à Mézières. Nous le voyons, par exemple, s’engager, le 30 septembre 1757, à fournir au sieur Petit, entrepreneur des fourrages à Sedan, 2000 sacs d’avoine à raison de 5 livres 5 sols l’un ; il semble également avoir été impliqué, entre autres, dans la fourniture des lits militaires des officiers des garnisons de Mézières et Rocroi, comme en atteste l’inventaire de la série C des Archives Départementales des Ardennes, malheureusement détruite lors d’un bombardement en 1940. Charles François est plus généralement qualifié de maître cloutier et son degré d’implication dans les affaires de son frère est difficile à apprécier.
L’activité économique de Charles François a sans doute facilité son association à la municipalité de Charleville. Elle est précoce puisque le 21 août 1751, il signe une délibération de la municipalité qui évoque l’incendie du magasin à foin de son frère « dans l’ancienne église des pères jésuites près la maison du commerce de la ville » et prévoit l’achat d’une pompe à incendie par Louis Joseph de Bourbon, prince de Condé, prince d’Arches et Charleville. Charles François Matis a, ensuite, été revêtu par le prince, le 22 janvier 1760, des lettres de provisions de l’état et office de garde et conservateur des archives de la principauté de Charleville. Un texte de l’époque précise qu’il « n’y a aucuns gages ni émoluments attachés à cet office, il est vrai aussi qu’il n’y a ni travail ni embarras, le Sr Gailly greffier et les notaires ont soin de les éviter au titulaire ». Il semble pourtant que Charles François Matis ait dû rembourser 1000, ou, selon d’autres sources, 1900 livres, avancées par le précédent titulaire.
Le nom de Charles François Matis apparaît donc fréquemment dans les registres de l’assemblée générale de la ville de Charleville. Le 6 mai 1764, il est élu pour deux ans, et avec 20 voix, pour l’une des deux charges disponibles de directeur de la ville et police de Charleville, c’est-à-dire membre de l’exécutif municipal. Le sieur Ferdinand Châtelain, aussi marchand carolopolitain, obtient l’autre place de directeur avec 32 voix. Le 30 avril 1766, alors qu’il est toujours l’un des directeurs, il fait aussi fonction de procureur syndic de la ville. Il est à nouveau élu directeur le 6 mai 1776, avec Thomas Etienne Viot, procureur au bailliage d’Arches et Charleville. Thomas Etienne Viot est prolongé en 1778, avec Pierre Louis Joseph Desrousseaux, marchand à Charleville, cousin germain de Louis Georges Desrousseaux, qui a épousé, en 1775, Marie Jeanne Matis, fille de Charles François.
Une postérité en déclin rapide
Charles François Matis est mort en 1786. Il est alors négociant et garde des archives de la principauté d’Arches et Charleville. Son frère aîné, Pierre, était mort en 1778. Il s’était endetté en 1750 auprès de Charles François pour pouvoir recueillir une partie de la succession de leurs parents. Son fils, appelé Charles François Thérèse Matis, a même été contraint de céder les actifs successoraux à son oncle pour faire face aux dettes de la succession.
Charles François est déjà veuf lorsqu’il marie ses deux filles aînées. Marie Jeanne Matis épouse donc en 1775, à Charleville, Louis Georges Desrousseaux, manufacturier de la draperie de Sedan. Ce dernier devient maire de cette ville en 1791, avant d’être exécuté à Paris avec la plus grande partie du conseil municipal en 1794. Marie Charlotte Victoire Pierronne Matis épouse, en 1781, Adrien Pierre Barthélémy Cochelet, avocat général du prince de Condé au bailliage d’Arches et Charleville. Il traverse plus facilement la période révolutionnaire et parvient à établir ses fils, l’un receveur général de Catalogne, et l’autre sénateur de l’Empire alors que leur sœur, Louise Cochelet, est devenue lectrice d’Hortense de Beauharnais, reine de Hollande.
Le troisième enfant de Charles François, appelé Charles Nicolas, a fait, lui aussi, face à des revers de fortune. Il était marchand de fer et de clous à Charleville sous la Révolution après avoir été avocat en parlement et conseiller au bailliage d’Arches et Charleville. Dans son contrat de mariage, passé en 1793, avec une certaine Thérèse Chaidron, ses apports sont de 97200 livres en immeubles et 150000 livres en mobilier et marchandises. A la suite de la crise financière de 1789, une belle maison à Charleville se négociait alors entre 10000 et 30000 livres. Le patrimoine de Charles Nicolas était donc d’un même ordre de grandeur que celui de son père, tel qu’il apparaissait dans ses contrats de mariage au début des années 1750. Charles Nicolas s’est pourtant retrouvé en faillite en 1814. Il est vrai que l’apport de Thérèse Chaidron était cent fois moindre que le sien. Le premier enfant du couple est né 18 mois avant leur mariage ce qui laisse supposer une cohabitation prénuptiale relativement longue. Thérèse Chaidron, veuve de Charles Nicolas Matis, meurt dans un hospice en 1850. Dans la seconde moitié du 19e, leurs enfants et petits-enfants vivent à Paris et en banlieue, et leurs situations sociales sont bien éloignées de celle de Charles François Matis : journalière, couturière, employé de commerce, employé au chemin de fer du Nord, employé des douanes, conducteur de travaux, ou encore piqueur de la ville de Paris.
La prospérité de Charles François, intéressé aux affaires du roi, et de sa famille n’a donc été que de courte durée. Si sa descendance par les femmes s’est maintenue socialement, voire a progressé, sa descendance par les hommes a rapidement régressé dans l’échelle sociale, déclin peut-être amorcé par le mariage mal assorti de son fils.
Sources
Archives départementales des Ardennes :
- Registres paroissiaux : Edépôt/Briquenay/E1 et E2, BMS 1675-1740 ; Edépôt/Charleville/GG45 à GG77, BMS 1754-1786 ; Edépôt/Mohon/E4, BMS 1716-1737 ; collection communale de Rocroi GG2 à GG14, BMS 1643-1770 ; Edépôt/Rumigny/E2 à E7, BMS 1642-1712.
- Notaires de Charleville : Habert et Frougnut 3E1 6, 22-11-1793 ; Perard 3E1 156, 22-12-1750 et 3E1 186-187, 2-3-1780 ; Chevallier 3E1 225, 11-12-1778 ; Delahaut 3E5 6, 20-9-1814 et 3E5 7, 20-9-1815 et 14-12-1815 ; Benissein 3E6 46, 2-12-1775 et 3E6 52-53, 21-1-1781 ; Forest 3E6 58, 29-9-1786 et 14-10-1786.
- Notaires de Rocroi : Petitfils 3E16 99-100, 22-10-1753.
- Archives communales de Charleville : BB5, 21-8-1751 ; BB6, 1-3-1762 ; BB10, 6 et 7-5-1764, 30-4-1766, 6-5-1776 ; BB11, 1760.
- Inventaires sommaires des archives antérieures à la Révolution : B519, 1786 ; correspondances des intendants de Champagne, C130, C148, C149, C156 ; contrôle des actes des notaires et sous signature privée, C1584 et C2355.
Archives départementales de la Marne :
- Registres paroissiaux : Reims Saint-Hilaire 2E534/57, 1-8-1750.
- Notaires de Reims : Dessain 4E16929, 20-7-1750.
Archives départementales de l’Aisne
- Notaires d’Aubenton : Grimblot 305E109, 11-6-1750.
Archives du palais princier de Monaco :
- Prévôté de Mézières : T465, T488.
- Prévôté de Warcq : T552.