Les grands enfants à Charleville
Fin du XVIIIe siècle - début du XIXe siècle
Notice proposée par Coralie Monteil, avec Isabelle Robin et François-Joseph Ruggiu.
– Novembre 2023 –
Ni tout à fait du côté des adultes, ni vraiment du côté des enfants, les « grands enfants » forment une catégorie incertaine dans les populations anciennes. Elle regroupe les individus qui, n’ayant pas encore acquis leur autonomie financière, vivent chez leurs parents, ou bien chez des membres de leur famille ou encore chez quelqu’un d’extérieur à leur parenté, comme un patron ou un propriétaire, et qui sont encore célibataires. Les sociologues ont longtemps considéré qu’autonomie rimait avec indépendance financière : pour fonder son foyer, il fallait pouvoir en assumer la charge. Toutefois, aujourd’hui, nombreux sont les « Tanguys », du nom du jeune adulte qui reste vivre chez ses parents, héros du film éponyme. La présence prolongée de ces grands enfants dans les ménages peut s’expliquer par le fait qu’ils n’ont pas les moyens de s’installer ailleurs, ou bien qu’ils jouent la carte de la sécurité en restant là où ils ont gîte et couvert assurés. Chacun y trouverait son compte : le jeune a un toit assuré et, en échange, il peut contribuer à la vie économique du foyer. Cette attitude est-elle seulement la marque de notre époque ; qu’en était-il au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, en particulier à Charleville ?
Pour en savoir plus sur la vie de ces grands enfants, nous allons en tracer deux portraits de groupe à deux moments différents. Les recensements, nombreux à Charleville, qui énumèrent les membres des ménages et permettent de suivre des parcours de vie individuels, sont notre source principale ; elle est croisée avec les registres paroissiaux et avec l’état-civil. Deux époques sont comparées : 1790, moment de transition de l’Ancien Régime à la Révolution et 1811-1823, soit une génération plus tard, lorsque le basculement révolutionnaire a transformé le fonctionnement de la société.
Les grands garçons de 1790
Sous la Révolution à Charleville, nous connaissons précisément le groupe des grands garçons de 18 ans et plus, parce que, de façon exceptionnelle et pour des raisons que l’on suppose militaires, le recensement de 1790 les a rangés dans deux catégories à part dans les ménages, celle des garçons de 18 ans et celle des garçons de 21 ans et plus. Ils sont alors 310 vivant dans 237 ménages (12,6% des foyers carolopolitains) et ont en moyenne 24 ans. Plus des deux-tiers sont des fils de famille domiciliés chez leurs parents. Tous ou presque (99%) sont nés dans les Ardennes. Loin d’être enfants uniques, ils ont, en moyenne, six frères et sœurs, ce qui suggère que Charleville n’est guère concernée à cette date par un processus de limitation des naissances visible dans d’autres régions du royaume, comme la Normandie. Dans la ville, 45 foyers abritent même plusieurs grands garçons et encore ne sait-on rien des filles ; mais on peut en conséquence écarter l’idée qu’un seul enfant resterait auprès des parents vieillissants.
Le devenir des grands garçons
En suivant ce groupe de grands garçons dans les registres d’état-civil, on constate que 95% se sont ultérieurement mariés, dont un quart environ au moins deux fois. Ainsi, Ponce Berthaud, marié une première fois en 1800, et dont la femme meurt un an plus tard, ne reste pas veuf plus de trois mois. Lorsque sa deuxième femme meurt en 1812, il convole à nouveau dans la même année. Sur 310 individus suivis de leur naissance à leur mort ou départ de la ville, 120 ont eu des enfants. Ils ont eu en moyenne quatre enfants chacun, mais cette moyenne cache des disparités importantes, allant de 1 à 16 enfants. Henry Bouchereaux a ainsi eu neuf filles et sept garçons entre 1793, année de son mariage, et 1814. Si l’éventail des âges au décès est large, de 22 ans à 86 ans, l’âge moyen se situe plutôt autour de 60 ans. Pour terminer ce portrait de groupe, voici, parmi d’autres, un exemple de parcours de vie reconstitué : celui de Théodore Bouhon, né en 1769, dont les parents, Gaspard Bouhon et Marie Thèrèse Waudin, ont eu sept enfants. Lors du recensement de 1790, leur aîné, le jeune Théodore, âgé de 21 ans, est déclaré vivant chez ses parents et il y reste encore de nombreuses années. En effet, il se marie tardivement en 1807, à l’âge de 38 ans, avec Marguerite Prevost, âgée de 21 ans. Théodore, qui est déclaré militaire en congé à son mariage, a exercé ensuite la profession de marchand chapelier. Il meurt en 1819, à 49 ans, en laissant trois fils.
Il semble que le fait d’avoir été un grand enfant ait tendance à influer sur le comportement : être resté longtemps chez ses parents pousserait à reproduire cela avec ses propres enfants, créant en quelque sorte une tradition familiale. C’est le cas pour Théodore Bouhon, déjà cité, mais aussi pour Jean François Verraux. Jusqu’en 1793, ce dernier a vécu au domicile parental. Cette année-là, il a 34 ans et il se marie avec Marie Gallois. Quatre enfants naissent entre 1794 et 1798. En 1811, il est recensé avec sa femme et deux de ses enfants, Jean Pierre, 16 ans et Jeanne, 12 ans. Jean François meurt à 59 ans en 1818. En 1823, sa veuve, devenue chef du ménage, vit toujours avec leurs deux grands enfants qui ont alors respectivement 28 et 24 ans. Au-delà de ces exemples particuliers, 89 grands garçons de 1790 vivent en famille dans la ville en 1811 et 1823. En 1811, leurs foyers abritent 10 grands enfants, fils et filles de 18 à 30 ans. En 1823, leur progéniture ayant grandi, ces pères cohabitent avec 75 grands enfants, ce qui semble confirmer la reproduction de la pratique.
Grands garçons et grandes filles du début XIXe siècle
Dans les recensements des années 1811 et 1823, on peut isoler et observer deux groupes de grands enfants, de 1 106 et 1 427 individus, composés cette fois-ci de garçons et de filles, célibataires âgés de 12 à 30 ans. Les bornes ont été fixées entre l’âge du placement en apprentissage et l’âge au-delà duquel la plupart sont mariés. Plus d’un ménage sur trois (34,3% et 38,5%) abrite un ou des grands enfants. Entre les deux dates, leur poids dans la ville a grossi. En ce début de XIXe siècle, les filles sont majoritaires, représentant entre 51 et 54% du groupe. Pour celles qui ont un métier déclaré, la première profession est celle de domestique, ce qui correspond au schéma de répartition des métiers classique au XIXe siècle qui destine les femmes aux tâches ménagères. Suivre les mêmes grands enfants sur plusieurs recensements est très difficile parce qu’ils sont plus mobiles dans la ville qu’à la génération précédente, mais aussi parce qu’ils partent tenter leur chance ailleurs. Pour autant, dans leur jeunesse, beaucoup de fils et filles de famille demeurent chez leurs parents après leur dix-huitième anniversaire (70% en 1811 et 75,5% en 1823). C’est le cas de deux frères, Joseph et Jean-Baptiste Potvin, âgés de 15 et 13 ans, recensés en 1811 chez leurs parents. En 1823, ils sont encore célibataires, âgés de 26 et 25 ans, et toujours domiciliés au foyer parental. Au-delà du passage des générations, de l’évolution du système des valeurs et des transformations socioéconomiques de la ville, une proportion significative des jeunes adultes de Charleville demeure tardivement chez leurs parents et a donc transmis ce comportement à ses enfants.
Pour en savoir plus
Jeanne Declercq, Isabelle Robin et François-Joseph Ruggiu, « Les grands garçons, les grandes filles et leurs familles en Normandie au XVIIIe siècle », dans Francisco García González (dir.), Familias, Trayectorias y Desigualdes. Estudios de historia social en España y en Europa, siglos xvi-xx, Madrid, Sílex® ediciones S.L., 2021, p. 563-582.
Coralie Monteil, Les grands enfants à Charleville de la fin de l’Ancien Régime à la Révolution, master 2 sous la direction d’Isabelle Robin et François-Joseph Ruggiu, 2017.
Cécile Van de Velde, Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, Paris, Presses universitaires de France, 2008.
François-Joseph Ruggiu, « “Quand ils ne partent pas…” : Les grands garçons dans les ménages de Charleville au XVIIIe siècle », Isidro Dubert et Vincent Gourdon (dir.), Inmigración, trabajo y servicio doméstico : En la Europa urbana, siglos XVIII-XX, Madrid, Casa de Velazquez, 2017, p. 155-173. hal-03911414.