Les Filles-Madame
Une fondation charitable pour doter les filles pauvres dans les Ardennes (fin XVIe-XVIIIe siècle)
Notice proposée par Marie Rigaudeau
– Octobre 2023 –
Une fondation charitable des ducs de Nevers dans les Ardennes
La fondation des Filles-Madame est créée en 1573, bien avant la naissance de Charleville sur les terres souveraines de la principauté d’Arches. Dans cette période de troubles, marquée par les dommages des guerres de religion, les ducs de Nevers, Henriette de Clèves et Louis de Gonzague, décident d’établir une fondation afin de doter soixante pauvres filles vertueuses et bonnes catholiques résidant sur leurs terres (Nevers, Coulommiers, Lesparre, Ault). Louis de Gonzague, cadet de la famille des princes de Mantoue, importe le concept de fondation matrimoniale d’Italie en France. L’initiative permet de venir au secours d’une population nombreuse de filles issues de paroisses majoritairement rurales du duché, ce qui constitue l’originalité même de cette fondation par rapport à ses homologues italiennes, toutes installées dans des villes. Outre sa vocation charitable, celle-ci se donne pour objectifs principaux de favoriser la confessionnalisation des populations et d’assoir un contrôle moral sur les filles du duché. La mort des fondateurs, en 1595 pour le duc et 1601 pour la duchesse, met en péril la perpétuation de cette œuvre de charité. Fort heureusement, le contrat de fondation prévoit sa protection par le Parlement de Paris et confie son administration générale aux administrateurs de l’Hôtel-Dieu de Paris, qui assument donc activement ce rôle à partir du milieu du XVIIe siècle, dans un contexte où les nouveaux propriétaires des terres de l’ancien duché ignorent ou refusent d’honorer les volontés des fondateurs.
Les élections des Filles-Madame
Elle fonctionne grâce à un système d’élections paroissiales organisées dans les campagnes autour de chaque chef-lieu du territoire du duché. On procède ensuite dans chaque chef-lieu à l’élection finale pour l’ensemble des paroisses qui lui sont rattachées, comme l’illustre le schéma ci-dessus.
Il revient aux officiers locaux et aux curés des paroisses d’organiser ces élections durant la période pascale. Ils bénéficient de l’aide d’habitants qui constituent un jury d’élection mixte et paritaire de paroissiens et de paroissiennes. Ceux-ci doivent être les plus vertueux et anciens de la paroisse et sont chargés de procéder à l’élection de la fille qui pourra postuler à l’étape suivante. Pour l’élection finale, le lundi de Pâques, les filles élues dans les paroisses se rendent à l’église du chef-lieu avec leur certificat d’élection. Le jury composé des trois femmes et trois hommes qui avaient procédé à l’élection de la paroisse du chef-lieu se réunit à nouveau pour l’élection finale. Il est alors chargé de surveiller la désignation des bénéficiaires. La procédure d’élection ne se fait plus par vote, mais par un tirage au sort. Des billets sont alors distribués aux filles dans l’ordre où elles sont rangées : ceux qui portent l’inscription « Dieu vous ayde » éliminent des candidates ; les bons billets, où il est inscrit « Dieu vous a eslue », désignent les filles choisies par la volonté divine.
Pour les élections de Mézières, le règlement prescrit la distribution de quatre bons billets par an pour quinze participantes aux élections finales dont quatorze issues des paroisses dépendantes de l’église du chef-lieu.
Une fois élues, les filles ont théoriquement jusqu’à la Pentecôte pour se marier. Elles reçoivent alors leur dot de cinquante livres tournois du fermier ou receveur, après avoir déclaré leur mariage et signé le contrat de la fondation auprès des officiers locaux. Si elles n’ont pas trouvé d’époux dans les temps, la somme est consignée auprès du dépositaire de leur choix ; elles en reçoivent un intérêt chaque année, jusqu’à leur mariage.
L’inclusion de la paroisse de Charleville dans les élections des Filles-Madame
La création a posteriori de Charleville n’est pas sans poser de problème au regard de cette fondation. En effet, la liste des possessions nombreuses et éparses des ducs de Nevers, attachée au contrat de la fondation, mentionne les terres souveraines avec les paroisses existantes d’Arches et de pont d’Arches qui doivent élire des filles.
Ainsi, avant 1606, Mézières est le chef-lieu d’élections pour les postulantes venant des paroisses de sa prévôté, à savoir les paroisses de Notre-Dame de Mézières, Lumes, Nouvion-sur-Meuse, Vautrincourt et Raillicourt ainsi que des paroisses dépendantes de Warcq et de la principauté d’Arches. Charleville, créée sur les terres de la principauté, doit donc logiquement être incluse dans la fondation. Néanmoins, le contrat de fondation des Filles-Madame, en dépit des nombreuses précautions prises pour s’assurer de la pérennité de l’initiative, ne contient aucune clause prévoyant la création d’une ville nouvelle sur ces terres. En l’absence de document actant de l’intégration officielle de Charleville à la liste des paroisses pouvant élire, il demeure une ambiguïté laissée à la libre interprétation des officiers locaux et au volontarisme des populations. Force est de constater que l’enthousiasme local pour la fondation a joué dans le sens de l’incorporation effective de la cité nouvelle au sein du système. En effet, si les procès-verbaux des élections paroissiales de Charleville semblent avoir disparu, nous pouvons constater la présence systématique de candidates provenant de cette ville dans les procès-verbaux des élections finales aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Les Filles-madame des Ardennes au XVIIIe siècle
Mais qui sont les heureuses élues ? Dans les Ardennes, la plupart sont des orphelines dont l’un ou les deux parents sont décédés. Dans un échantillon émanant des élections de Mézières entre 1750 et 1760, 84% des postulantes se trouvent dans cette situation. Elles sont en outre issues des couches les plus pauvres de la population, avec une différence de milieux socioprofessionnels entre paroisses rurales et paroisses urbaines. Dans le même échantillon, 32% des candidates sont des filles de manouvriers, 24% des filles de petits artisans (tailleurs d’habits, notamment) et 24% des filles d’ouvriers.
La dot offerte par la fondation, bien qu’elle leur offre une perspective de mariage, ne permet pas aux bénéficiaires d’espérer une ascension sociale. Elles épousent des hommes qui vivent dans les paroisses environnantes et dont les statuts socioprofessionnels sont identiques ou proches de ceux de leurs parents. Prenons l’exemple de Marie Jeanne Le Clet, fille d’un cloutier de la paroisse de Damouzy. Élue en 1756, elle épouse en 1760 Pierre Remy, un cloutier demeurant dans sa paroisse. Quant à Marie Thérèse Adam, fille d’un batelier de la paroisse de Warcq, élue en 1759, elle épouse en 1762 Jacques Regnault, un cloutier de Charleville.
Il n’est pas rare que ces filles soient issues d’une même famille. Tel est le cas des sœurs Tavernier : Jeanne Catherine et Marie, élues à six ans d’intervalle.
La fondation, qui disparaît durant la Révolution, est donc un moyen de favoriser des filles pauvres des communautés paroissiales ; elle a pour effet de renforcer les liens sociaux et familiaux entre les différentes paroisses, non seulement autour de Mézières et Charleville, mais aussi dans d’autres villes des Ardennes comme Rethel, Donchery ou encore Omont
Bibliographie
RIGAUDEAU, Marie, « Les Filles-Madame : une fondation charitable au cœur du processus d’intégration sociale et de contrôle moral des filles pauvres par la société carolomacérienne au XVIIIe siècle », dans ALEXANDRE, Cécile, DUPUY, Jérémy et GOURDON, Vincent, Nouveaux regards sur Charleville, Charleville-Mézières, Société d’Histoire des Ardennes, 2022, p. 175-188.
MARLIER, Emile, Les Filles-Madame dans le Rethélois, Reims, Typographie et lithographie Matot-Braine, 1929 (disponible aux A. D. A.).
GROPPI, Angela, I conservatori della Virtù. Donne recluse nella Roma dei Papi, Rome, Laterza, 1994.