La ville de Charles

Notice proposée par Claude Grimmer
– Novembre 2020 –

Le 6 mai 1606, Charles de Gonzague-Clèves, duc de Nevers et prince d’Arches, le jour de ses 26 ans, fonde une ville dans sa principauté d’Arches. C’est une idée qui lui tient à cœur depuis son enfance. Par ses lectures, il est imprégné des destins de Romulus, d’Alexandre ou d’Andronic Paléologue son ancêtre, tous fondateurs de villes qui portent leurs noms. Le secret de cette fondation est de mise ; Charles n’en parle pas dans ses lettres, le roi Henri IV découvre le projet par une indiscrétion en 1608 ; le Mercure François en fait état fin 1609.

C’est un projet qu’il a muri avec les frères Métezeau. Le père Métezeau est venu de Dreux s’installer comme architecte à Paris et à la mort de celui-ci, en 1593, Louis, l’aîné de nombreux fils, architecte des bâtiments du Roi, prend sous sa protection son plus jeune frère, Clément, qui n’a que 12 ans. Tous les frères Métezeau travaillent en étroite collaboration. La conception de la place royale de Paris voulue par Henri IV (actuelle Place des Vosges) et celle de la place ducale de Charleville datent toutes deux des années 1605/1606. Nous savons que Clément surveille lui-même les premiers travaux de Charleville entre 1610 et 1615. En 1611, les deux frères, qui ont le titre d’architectes et contrôleurs des bâtiments de Monsieur de Nevers, se font régler conjointement des factures.

Lorsqu’en janvier 1628, Charles de Gonzague quitte précipitamment sa ville pour aller recueillir la succession de son cousin Vincenzo, décédé à Mantoue, la ville est encore un immense chantier et le restera longtemps. Les héritiers de Charles continueront à l’embellir, toujours selon les principes du Prince fondateur : l’harmonie et la symétrie.

Le dessein d’un couple catholique

Pourquoi créer une ville ? Nous en sommes réduits aux hypothèses. Charles veut-il en faire la capitale d’un État sur la Meuse ? En 1609, il réclame l’héritage des Clèves dans le Saint-Empire Romain Germanique et en Flandres : Clèves, Juliers, Berg, et en 1616, il fait valoir ses droits sur le duché de Brabant, la province de Limbourg et la ville d’Anvers. Simple coïncidence peut-être car, ses espérances déçues, il continue le chantier sans interruption.

En 1619, il proclame Charleville capitale de l’Europe chrétienne. Nous sommes certainement au cœur des ambitions de Charles. Et l’influence de son épouse Catherine de Lorraine, fille du dernier chef ligueur, Charles de Lorraine dit Mayenne, nièce du duc de Guise et du Cardinal de Guise, assassinés à Blois, est prouvée par les couvents féminins qu’elle fait construire de ses propres deniers. Charleville est une ville de la Contre-Réforme, une ville militante face à Sedan la protestante, avec ses quatre quartiers placés sous la protection de saints ou de la Vierge, ses rues portant des noms de saints, dont l’axe structurant des rues Saint-Charles et Sainte-Catherine, son hôpital de la milice chrétienne, destiné à recevoir les pauvres vieillards, et son projet de basilique. En 1625, Michel de Marolles la compare à la Jérusalem céleste de saint Jean dans l’Apocalypse.

Une ville moderne

La ville se construit en englobant le petit village d’Arches mais Charles est possesseur de l’ensemble des terres. Le plan imaginé est extrêmement novateur avec sa place centrale, ses quatre places secondaires, centres des quartiers, ses avenues larges et pavées, ses arcades propices au commerce, ses jardins, ses fontaines. Ce n’est pas une ville d’apparat, c’est une ville pratique comme le montre son premier règlement. Le commerce sur la Meuse, la venue des meilleurs artisans de Paris, de Flandres ou d’Italie, doivent en faire une ville « rentable » et attractive.

Esprit ouvert par son maître, Blaise de Vigenère, ses voyages, ses lectures, Charles veut faire venir les meilleurs pour sa ville, qu’ils soient protestants ou juifs. Le commerce et l’artisanat ne se conçoivent pas sans le prêt de liquidités. La protection qu’il accorde à une communauté juive de Francfort qui s’installe rue des Juifs montre qu’il a tiré les leçons de ce qu’il a vu à Amsterdam et à Mantoue, où vit une des plus grosses communautés juives d’Italie et même d’Europe.

Une ville refuge

Pour attirer des habitants, le prince décide d’accorder de nombreux privilèges fiscaux mais aussi de donner des terrains à ceux qui veulent construire, et il fait cadeau de maisons à ses fidèles. Parfois il oblige certains à investir, comme les villes de Champagne priées de construire des maisons à leurs frais rue du Moulin ou les chanoines de Rozoy, sommés de s’installer dans la future collégiale. Il accorde aussi le droit d’asile à tous ceux qui ont eu des problèmes avec la justice. À Charleville, nul ne sera inquiété pour ses idées religieuses, ni pour ses méfaits dans le passé. Offrir une ville refuge aux bannis est une véritable politique de peuplement pour lui, qu’il reprend à Mantoue … en 1630. Mais on ne peut oublier que son épouse Catherine, à Paris, visite les prisons régulièrement et que tous deux croient en la rédemption et au rachat des péchés. L’idée d’une ville accueillante pour tous sera remise en cause, à son départ, par les plus dévots, les Jésuites, les descendants des ligueurs et surtout par Jean-Antoine de Mesmes, conseiller au parlement de Paris, seigneur d’Irval, à qui Charles a confié la gestion de ses affaires en France, qui est un proche de la Compagnie du Saint-Sacrement.

Par la suite, l’absence de paiement de la taille sera le principal levier pour attirer les plus riches et la multiplication des fabriques pour faire venir de la main d’œuvre.

« Sa bien-aimée Charleville », « sa ville créature » se construit lentement, trop lentement à ses yeux, mais Charles en est fier. Après son veuvage en 1618, il y réside de longs mois par an. Lorsque la succession de son cousin l’oblige à être présent à Mantoue, il laisse ses habits, son carrosse, ses livres, espérant y revenir.

Mais être français et devenir duc de Mantoue ne peut être accepté ni par le duc de Savoie, ni par les Habsbourg. Vu la position stratégique du duché, cela favorise trop, à leurs yeux, le royaume de France. La guerre de succession de Mantoue n’est qu’un des conflits qui déchirent l’Europe de 1618 à 1648, ce que l’on appellera la Guerre de Trente ans.

Un des derniers vœux de Charles de Gonzague, duc de Nevers et duc de Mantoue : que la ville qu’il a créée porte son nom pour l’éternité !

Bibliographie

Claude Grimmer, Le Duc de Nevers, prince européen sous Louis XIII, Paris, Fayard, 2021.

Charleville, chef-d’œuvre du XVIIe siècle, Charleville-Mézières, Musée de l’Ardenne, 2010.

Charleville-Mézières, La place ducale et la ville de Charles de Gonzague, Parcours du Patrimoine, 2012.

Costruire, abitare, pensare. Sabbioneta e Charleville, Città ideali dei Gonzaga, Mantova, Universitas Studiorum, 2017.