Présentation du projet

« Un saut dans le vide » : c’est par ces mots que l’historien italien Luciano Allegra décrit ce qu’avaient pu représenter les premiers mariages mixtes pour les hommes et les femmes de confession juive au moment de l’émancipation en Italie, qui accordait aux juifs la place de citoyens à part entière dans la communauté nationale (Allegra 2001). Choisir un partenaire non juif faisait en effet courir le risque de perdre les liens et les soutiens communautaires et de se priver de leurs ressources ; de se trouver, en somme, dans un « entre-deux », tant vis-à-vis de la communauté d’origine que de la société majoritaire qui avait marginalisé les populations juives pendant de longs siècles.

L’émancipation des juifs, tardive en Italie comme dans d’autres pays européens, avait accompagné la naissance ou l’application des législations civiles sur le mariage, qui s’émancipaient à leur tour des Églises ou des États confessionnels. La mixité matrimoniale, notamment interconfessionnelle, préexistait toutefois au mouvement d’émancipation dont ont bénéficié un certain nombre de populations minoritaires comme les juifs : il suffit de penser aux mariages qui, au sein même du christianisme, unissaient des personnes de confessions différentes, ou encore aux phénomènes de conversions, forcées ou volontaires, qui engendraient de fait la rencontre entre des groupes de populations jusque lors culturellement, religieusement, ou socialement distincts.

Ainsi, si la période moderne a bénéficié d’un nombre assez important de travaux, force est de constater que le début de la période contemporaine, pourtant caractérisée par l’apparition et la diffusion du mariage civil, certes plus ou moins rapide et diffuse, qui permettait au moins en théorie la mixité matrimoniale et abolissait le caractère confessionnellement endogame de la conjugalité, n’a pas fait l’objet d’un intérêt marqué de la part de l’historiographie.

L’essor de certains domaines de recherche comme l’histoire des migrations, des réseaux et des diasporas, de l’exil, des classes subalternes et des minorités, des sociétés urbaines ou encore des sociétés coloniales a conduit les chercheurs à s’intéresser aux questions, particulièrement complexes et intriquées, des juxtapositions et des relations entre groupes religieux, nationaux ou ethniques différents. Le thème du mariage et de la famille offre une perspective tout à fait pertinente pour appréhender un phénomène encore peu étudié de manière comparative, quantitative, multiscalaire et sur la longue durée.

Si les historiens démographes ont commencé à produire des premières données sur le niveau de la mixité matrimoniale dans ses différentes acceptions, la dimension juridique, politique et institutionnelle de cette mixité a également été au cœur de nombreux travaux portant sur les périodes anciennes, quand le mariage dépendait essentiellement des Églises ou d’un État confessionnel. Il n’en reste pas moins que l’histoire sociale de la période accompagnant une transition politique, économique et démographique majeure – en somme celle d’un « long dix-neuvième siècle » tant en amont qu’en aval – reste très largement à écrire, en conciliant différentes approches et méthodologies.

La multiplicité des temporalités nationales constitue une autre focale d’analyse tout à fait intéressante, dans la mesure où le processus de sécularisation et d’émancipation de certaines catégories de la population a été inégal à l’échelle de l’Europe. Ces évolutions législatives qui tendront progressivement à séculariser l’institution du mariage en créant un mariage civil subsidiaire, optionnel ou obligatoire, mais aussi la construction d’États nationaux ont profondément modifié le cadre de réalisation des unions mixtes et leur définition même.

Sur certains plans, la mixité matrimoniale interconfessionnelle a perdu son caractère exceptionnel, ce qui conduit à s’interroger sur les identités sociales, culturelles, religieuses, et nationales, ou encore sur les processus d’acculturation et d’assimilation de populations considérées jusqu’alors comme « étrangères » au corps social. Il ne faut également pas oublier que des « retours en arrière » significatifs voire dramatiques ont traversé et bouleversé la période, et en particulier le XXe siècle.

C’est ainsi que certains États prônant ou institutionnalisant des politiques racialistes et racistes, comme en Allemagne (1935) et en Italie (1938), ont interdit les mariages mixtes, et établi des enquêtes – souvent proches de celles qu’avait connues l’Espagne médiévale et moderne dans le cadre des enquêtes de pureté de sang – et des catégories fondées sur des critères de race et d’appartenance, qui s’appliquaient souvent aux enfants ou descendants plus ou moins lointains issus de ces unions, voire des conjoints dont l’origine ne l’incluait pas a priori dans ces catégories.

La dimension comparative étant au cœur du projet, les recherches portent sur différents pays européens de culture catholique majoritaire : ainsi, outre la France (Paris et la Rochelle, deux villes possédant des minorités protestantes ou juives conséquentes), des sondages et échantillonnages ou des dépouillements systématiques seront effectués dans plusieurs petites, moyennes ou grandes villes d’Italie (Mantoue et Turin), d’Espagne (Marin en Galice), à partir de grilles d’analyse et de critères communs.

Si les petites villes font l’objet de dépouillements systématiques, nous procédons à des dépouillements ponctuels pour les grandes métropoles, en nous appuyant sur la méthodologie mise en place et éprouvée par Vincent Gourdon et Cyril Grange pour Paris, où des dépouillements systématiques des registres de mariages catholiques, protestants, anglicans et orthodoxes ont été effectués en 2017 et 2018, suivi d’un couplage postérieur avec l’état civil. Les méthodologies déployées dans ce projet s’adaptent à différents contextes locaux et juridiques tout en s’efforçant de le faire dialoguer à une échelle plus vaste, en l’occurrence européenne.