1Au-delà
des terrains empiriques ou des thèses défendues dans les différents
travaux présentés ici, ce numéro thématique a d’abord pour objectif de
défendre cette idée simple que la question de « l’appropriation de
l’espace » est incontournable en géographie, a fortiori en
géographie sociale. Autrement dit, « l’appropriation de
l’espace » non seulement peut mais doit nécessairement se trouver
sur le chemin de tout géographe qui interroge ce que l’on appelle
généralement les rapports espaces/sociétés, et que nous préférons
appeler la dimension spatiale des sociétés (Ripoll, à paraître ;
Veschambre, à paraître). De plus, l’entrée par l’appropriation invite à
ne jamais perdre de vue les inégalités sociales et rapports force ou de
pouvoir qui traversent toute société, et plus encore à les mettre en
relation, à les appréhender dans leurs dynamiques.
2Les
articles de ce dossier proviennent, directement ou indirectement, d’un
séminaire ou groupe de travail de l’UMR CNRS 6590 (ESO) qui a commencé à
fonctionner en 2000 sur l’hypothèse que, dans leur diversité, les
recherches en géographie sociale étaient amenées à croiser cette
problématique de l’appropriation de l’espace. Ces échanges réguliers
(une quarantaine d’interventions en quatre ans) ont permis d’animer
collectivement une journée d’étude en avril 2003 qui a débouché sur la
publication d’un premier dossier (Ripoll, Veschambre et al.,
2004). Les articles de P. Bergel, E. Bioteau, F. Ripoll et V. Veschambre
sont issus d’un approfondissement et d’un développement des réflexions
proposées à cette occasion. Cette problématique a ensuite été reprise
dans le cadre d’un échange entre le CRESO, site caennais de l’UMR, et le
département de géographie de l’Université Badji Mokhtar d’Annaba
(Algérie), qui a donné lieu à un colloque international intitulé Usages et appropriation de l’espace : entre pratiques et régulations (20-21 avril 2004). Les articles de J.-M. Fournier et al. et de H. Mebirouk et al.,ainsi que cette introduction, sont issus de communications faites dans le cadre de ce colloque.
3Quoi
qu’il en soit, on ne peut pas parler d’un accord unanime sur les
hypothèses comme sur les définitions des concepts à construire. Ces
textes ne représentent qu’une étape de la réflexion et le débat demande
bien entendu à être approfondi. C’est au niveau que l’on peut qualifier
de problématique que ce dossier, comme le séminaire, entendent
se placer : il s’agit de proposer un ensemble de questions, de
problèmes, d’hypothèses, de notions, etc., demandant à être creusés et
mis en perspectives.
4Notre
engagement dans cette problématique est parti d’un étonnement :
pourquoi, en géographie et particulièrement en géographie sociale, les
travaux qui portent explicitement sur les processus d’appropriation de
l’espace sont-ils aussi peu nombreux ? Cette question n’est-elle
pas présente, de façon plus ou moins significative, dans la plupart des
objets classiques de la géographie : paysage et environnement,
agriculture et autres activités économiques, urbanisation, aménagement,
géopolitique, ségrégation, etc. ? Et que dire des thèmes plus
récents comme la « fragmentation urbaine », « la
ghettoïsation », le « repli communautaire », la
« mixité », etc. ?
5L’expression
n’est-elle pas au moins aussi pertinente que d’autres plus à la
mode ? À l’heure où de plus en plus de chercheurs en sciences
sociales, mais aussi d’acteurs politiques, parlent de territoire ou de
territorialité, de patrimoine, d’espace public (ou encore d’identité et
de mémoire collectives), il semble nécessaire de réinvestir la notion
d’appropriation qui en est un fondement sémantique incontestable.
Peut-on, notamment, définir le territoire comme une portion d’espace
approprié (en général par une société ou un groupe social) sans
expliciter ce que l’on entend exactement par là ?
- 1 Voir la note consacrée dans ce numéro à la place de l’appropriation dans ce dictionnaire.
- 2 Il apparaît bien dans le dictionnaire dirigé par R. Brunet et al. (1993), mais si l’on se tourne ve (...)
6L’absence de l’entrée « appropriation » dans la plupart des dictionnaires de géographie (Baud et al., 1997 ; Cabanne, 1992 ; Charvet, 2000 ; George et Verger, 1996), y compris le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés dirigé par J. Lévy et M. Lussault (2003) 1,
alors même que le terme est indexé et apparaît dans plusieurs dizaines
de définitions, nous semble révélatrice de cette discrétion paradoxale
d’une notion qui est pourtant omniprésente dans la discipline 2.
7Enfin,
plus fondamentalement, cette question ne pourrait-elle pas prétendre à
une place de choix dans la réflexion théorique d’une géographie qui se
reconnaît comme science sociale, attachée à penser les pratiques, les
usages et les représentations de l’espace, mais aussi les hiérarchies
sociales, les inégalités et au bout du compte, les rapports sociaux
(dissymétriques), tels qu’ils se jouent à travers ces rapports à
l’espace ?
8Se
référer à l’appropriation peut d’autant moins se passer d’une réflexion
lexicale que la notion fait partie du vocabulaire de base, et pour tout
dire d’une sorte de sens commun des sciences sociales, comme si sa
signification relevait de l’évidence. Mais pour tout dire, il existe une
sorte de flou qui s’ajoute à la polysémie inévitable du terme.
« Couramment employée par anthropologues, psychologues, sociologues
et urbanistes, elle recouvre une notion complexe, encore mal élucidée
et dont le contenu diffère d’un auteur à l’autre », peut-on lire
dans le Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement (Merlin
et Choay, 1998). Comme nous l’avons dit, la géographie,
symptomatiquement oubliée ici, ne fait pas exception. Mais il ne s’agit
pas tant de décider d’une définition préalable et définitive que de
réfléchir sur la place, le sens et les usages du mot
« appropriation » dans les travaux des sciences sociales et de
son application effective ou potentielle à l’espace.
9L’objectif
est donc d’expliciter les usages de l’expression, de dégager les ordres
de signification les plus importants et leur principe de production, de
façon à pouvoir construire, éventuellement, plusieurs concepts
utilisables (si ce n’est « opératoires »). Ces usages sont
anciens et variés dans la pensée sociale (juridico-politique,
philosophique puis scientifique). Ils plongent leurs racines au moins
jusque dans le xixe
siècle : l’expression est utilisée par les traducteurs de K. Marx
(Labica et Bensussan, 1985) aussi bien que de M. Weber (1995). Du côté
des sciences sociales, l’utilisation du terme semble connaître un
développement, international et pluridisciplinaire, dans les années 1970
(Korosek-Serfaty, 1976 ; Segaud et al., 2002). Mais si
anciens et ancrés soient-ils, ces usages ne sont pas tous également
intéressants du point de vue problématique. On n’évoquera que pour les
écarter les définitions minimalistes que l’on retrouve parfois sous la
plume des géographes, de l’appropriation de l’espace comme simple
pratique ou expérience vécue de nouveaux lieux.
10Au
premier chef, un tel mot est bien entendu inséparable de plusieurs
notions juridiques et économiques : propriété évidemment mais aussi
possession, richesse, bien, capital, patrimoine etc. Le texte de P.
Bergel interroge sous cet angle juridique la question de la propriété du
sol et de sa valeur patrimoniale, la propriété représentant un élément
clef en terme de ressource et de statut social. La dimension juridique
est également centrale dans le texte de J.-M. Fournier et al. qui
envisage les modes d’appropriation de l’espace urbain à Maracaibo,
notamment de ces catégories populaires qui n’ont pas accès à la
propriété et pratiquent les « invasions ». Cette centralité de
la propriété dans la société contemporaine comme ces rapports à
l’illégalité sont également bien présents dans l’article de F. Ripoll
consacré aux mouvements sociaux contemporains, tels que les « sans
terre » ou les « sans toit ».
11Si
l’on ne peut pas considérer que le droit détermine les pratiques, il
n’est pas indifférent que l’appropriation de plus ou moins larges
portions d’espace soit ou non juridiquement contrôlée et garantie. De
plus, toute pratique, tout usage de l’espace peut, au moins en théorie,
être conditionné par les structurations juridiques de l’espace qui en
découlent (public/privé, accessible/réservé, gratuit/payant, etc.), et
qui sont parfois matérialisées sous forme de murs, de barrières, ou même
de corps humains. Selon le contexte, la localisation des corps et bien
entendu leurs propriétés sociales, le simple fait de déambuler ou de se
rassembler dans l’espace public, peut être permis ou interdit et
sanctionné. Sans parler de la construction d’infrastructures matérielles
ou de l’exploitation des ressources, de l’échange et de la distribution
des marchandises, etc.
12Si
la propriété et plus largement les formes juridiques sont importantes,
l’appropriation ne s’y réduit pas, comme nous le montre P. Bergel dont
le propos revient précisément à dépasser cette apparente superposition
entre les deux notions, pour analyser les décalages entre propriété du
sol stricto sensu et appropriation de l’espace. Plusieurs articles démontrent a contrario
ce décalage entre propriété et appropriation en envisageant les modes
d’appropriation de l’espace public, qui ne peut par définition faire
l’objet d’une appropriation juridique : c’est le cas d’E. Bioteau
qui analyse comment les différents groupes ethnolinguistiques qui
composent la société roumaine cherchent à affirmer leur présence dans
l’espace public urbain, ou de H. Mebirouk et al. qui nous
montrent comment la sphère domestique s’étend dans les grands ensembles
algériens, malgré l’interdiction de l’appropriation du domaine public.
Que l’espace public représente un enjeu majeur d’appropriation par les
différents groupes sociaux en présence, montre bien que cette
problématique rencontre en permanence la question du juridique, sans
pour autant s’y limiter.
13À
la lecture de ces divers textes, on rencontre donc l’appropriation pour
exprimer bien d’autres rapports à l’espace que la simple propriété
privée, ce que nous retrouvons dans de nombreux travaux de sciences
sociales. Reste à savoir comment l’appropriation peut alors se définir.
Pour commencer, on peut dégager plusieurs ordres de signification
renvoyant à des rapports pratiques, matériels à l’espace terrestre.
14L’usage exclusif,
dans une logique de concurrence pour des biens limités – ce que
l’espace terrestre est, incontestablement. Cette exclusivité peut être
individuelle, mais elle est plus souvent collective, fondée sur des
groupes concrets mais restreints (comme la famille) ou sur des
catégories sociales plus larges (comme le genre). Elle peut provenir de
raisons strictement matérielles ou fonctionnelles, mais aussi de raisons
plus directement sociales : l’appropriation est alors synonyme de
clôture par le biais de divers dispositifs matériels. Les urbanizaciones privadas du Venezuela, lotissements
haut de gamme entourés de hauts murs ou de grilles,représentent l’une
ces formes d’appropriation exclusive désignées couramment par
l’expression états-unienne de gated communities. Mais
lorsqu’elles entourent leur terrain illégalement occupé de pieux, de
cordes ou de clôtures, les familles pauvres de Maracaibo sont également
dans cette logique, même si l’appropriation exclusive est ici beaucoup
plus fragile (J.-M. Fournier et al.).
15L’usage autonome,
correspondant au fait d’user de l’espace librement ou du moins sans
contrainte sociale explicite. Jamais absolue, mais jamais totalement
absente non plus, cette autonomie (ou maîtrise de l’espace) est plus ou
moins forte selon les groupes et les espaces. Elle peut aussi concerner
des pratiques plus ou moins massives ou visibles, de la production à la
simple occupation de l’espace. Dans une situation intermédiaire, c’est
encore ce sens que l’on mobilise quand on parle de détournement, pour
indiquer que l’appropriation s’opère sur un espace déjà approprié et
qu’elle en change la fonction ou la finalité, quand le
« vécu » refuse les injonctions du « conçu »
(Lefebvre, 2000). Les pratiques ménagères, la mise en culture et
l’élevage, le stationnement des véhicules ou le commerce, représentent
l’une des nombreuses formes de détournement observées dans les espaces
publics des grands ensembles algériens (H. Mebirouk et al.).
16Ces
deux acceptions importantes – elles se partagent sans doute l’essentiel
des usages de l’expression – ne sont pas sans lien : l’exclusivité
est souvent recherchée ou revendiquée au nom de la liberté d’usage. Et
pour cette raison même, elles ne doivent pas être confondues. En
croisant ces deux modalités de l’appropriation matérielle, nous pouvons
en effet repérer quatre situations bien différentes. Aux classes
supérieures qui conjuguent souvent l’usage exclusif et l’usage autonome
de leurs lieux de vie, s’opposent les pensionnaires des
« institutions totales » (Goffman, 1968) : asiles,
prisons, casernes, etc., sans usage exclusif ni autonome. Entre ces deux
situations limites, on trouve des situations d’usage exclusif non
autonome : des terrains occupés illégalement ont beau être entourés
de barrières et appropriés par des familles pour leur usage exclusif,
ils peuvent à tout moment faire l’objet d’une expulsion (Fournier et al.).
Et inversement, des usages peuvent être autonomes sans être
exclusifs : c’est ainsi que des lieux publics sont régulièrement
utilisés par certains comme une ressource, malgré leur caractère public
(commerce, jeux, loisirs) sans qu’ils se réservent cet usage en
l’interdisant aux autres.
17Le contrôle de l’espace
(et surtout de ses usages) est une troisième acception non négligeable.
Cet emploi semble proche mais est aussi très différent de l’usage
autonome car contrôler un espace ne veut pas dire qu’on le pratique
soi-même. Le contrôle se fait souvent ici par personnes interposées qui,
elles, ne sont pas nécessairement autonomes dans leurs rapports à
l’espace. Il s’agit plutôt de pouvoir, de domination, exercés par des
appareils ou institutions, par exemple un État sur son territoire. Et
cela se traduit souvent en interdiction de pratiques : les cordons
de CRS, qui barrent l’accès à tel ou tel bâtiment officiel en cas de
manifestations, ou cherchent à les dissoudre, sont un vecteur de
contrôle de l’espace par la puissance publique (F. Ripoll).
18Ces
formes d’appropriation sont déjà inséparables d’intentions, de
perceptions et représentations, et même de constructions imaginaires ou
idéologiques. Mais d’autres ordres de significations s’inscrivent encore
plus franchement dans ce registre idéel.
19C’est le cas de l’apprentissage et de la familiarisation, conçu comme intériorisation
cognitive : s’approprier un espace veut dire ici acquérir des
connaissances théoriques et pratiques, des savoirs et des savoir-faire
qui permettent de s’y mouvoir sans s’y perdre, mais aussi d’en user de
façon pertinente ou stratégique. C’est le cas par exemple des Magyars
des faubourgs sud de Timisoara, qui développent des stratégies
commerciales dans des quartiers qu’ils connaissent bien, qui sont
privilégiés par les investissements publics (E. Bioteau).
20L’attachement affectif ou, plus profondément encore, ce que l’on pourrait appeler l’appropriation « existentielle ».
Il s’agit du sentiment de se sentir à sa place voire chez soi quelque
part. Ce sentiment d’appropriation se transforme alors en sentiment
d’appartenance. Le rapport aux lieux est vécu comme réciproque : un
lieu est à nous parce qu’on est à lui, il fait partie de nous parce que
nous faisons partie de lui (Cavaillé, 1999). Au bout de quelques années
d’occupation même illégale, ce sentiment d’appartenance est bien
présent chez les squatters des périphéries de Maracaibo, ce qu’ils
expriment à travers la dénomination très affective et personnelle de
leur quartier (J.-M. Fournier et al.). Inversement, dans une
société comme la France, les travailleurs immigrés se voient refuser
toute possibilité d’une telle « appropriation existentielle »
du foyer où ils résident pourtant en toute légalité (F. Ripoll).
Psychologique, « existentiel », ce rapport à l’espace n’en est
pas moins social, par origine et même par nature.
21Enfin,
à ces significations relativement communes nous proposons d’ajouter
l’appropriation « symbolique » ou
« identitaire » : une portion d’espace terrestre (un lieu
ou un ensemble de lieux) est associée à un groupe social ou une
catégorie au point de devenir l’un de ses attributs, c’est-à-dire de
participer à définir son identité sociale (F. Ripoll). On parle ainsi
très couramment de quartier bourgeois et de banlieue ouvrière, mais la
catégorisation peut aussi reposer sur la nationalité, la religion, le
courant politique, l’âge, le genre etc. La « nationalité », au
sens roumain d’appartenance ethnique (langue, religion…), est une
référence très présente dans la désignation des quartiers, des villages,
dans la province pluriethnique du Banat : l’appropriation
symbolique de l’espace, à travers la signalétique, les monuments
commémoratifs, les constructions d’églises… représente un enjeu très
fort de visibilité et de légitimité des différents groupes ethniques
dans la Roumanie post-communiste (E. Bioteau). De manière générale, la
production architecturale, mais aussi la patrimonialisation d’édifices
hérités, sont des vecteurs très importants d’affirmation symbolique de
groupes sociaux et de pouvoirs institutionnalisés (V. Veschambre).
22Comme
l’illustre la variété des usages dans ce dossier et à l’intérieur même
de certains articles, le terme d’appropriation apparaît très
polysémique. Ce balayage des différentes acceptions du terme nous montre
également que la notion d’appropriation est inséparable d’autres
notions et modalités de rapports à l’espace, parfois très proches,
qu’elle oblige à questionner à leur tour. Quelles que soient la
définition et l’orientation privilégiées dans chacun de ces travaux,
penser en terme d’appropriation de l’espace conduit en effet à envisager
l’occupation ou l’usage de l’espace, mais aussi sa production et son
détournement, son marquage, sa valorisation ou inversement sa
stigmatisation, etc. Loin de vouloir faire de l’appropriation le
« maître mot » de la géographie, nous pouvons nous en servir
pour poser ou approfondir un certain nombre de questions théoriques
d’importance.
23Plus
ou moins explicites et développées, de nombreuses réflexions théoriques
parcourent les articles présentés qui montrent la richesse d’une telle
entrée sur le monde social et la nécessité de dépasser les séparations
voire les oppositions intellectuelles héritées. Est ainsi abordée
l’articulation entre l’individuel et le collectif, comme cela
transparaît dans toute forme d’action collective (F. Ripoll) ;
entre différentes temporalités d’appropriation, du plus durable au plus
précaire (Fournier et al.) ; entre l’économique et le
juridique, ce que développe P. Bergel en articulant contraintes imposées
par le droit et création de la valeur ; entre l’économique et le
symbolique comme on le perçoit à travers les démolitions, qui
représentent à la fois une revalorisation foncière et un effacement
symbolique d’anciennes populations au profit de nouvelles (J.-M.
Fournier et al., V. Veschambre) ; etc. Nous pourrions
envisager encore bien d’autres articulations dans le cadre d’une telle
réflexion, et c’est là l’un de ses intérêts. Mais nous allons plutôt
revenir brièvement sur quelques postures fondamentales.
- 3 Nous reprenons ce couple à M. Godelier (1984).
24On
le voit aux premières remarques sur les usages lexicaux, parmi les
questions théoriques majeures, présentes à travers ces différents
textes, il y a celle des différences mais aussi des rapports étroits
entre les modalités matérielles et idéelles de l’appropriation (Ripoll
et Veschambre, à paraître [a])3.
25En
voici deux exemples. La propriété juridique est un rapport idéel mais
qui se fonde sur la capacité de l’État de faire usage de son
« monopole de la violence légitime » pour reprendre la
définition de Weber. C’est ainsi que dans les cités algériennes,
l’absence de réaction des autorités locales laisse la porte ouverte à
diverses formes de privatisation de l’espace public (H. Mebirouk et al.).
L’appropriation symbolique/identitaire d’un lieu suppose sa pratique
concrète, régulière et démonstrative. Inversement, même dans les
processus d’appropriation par usage exclusif, le recours au symbolique
est patent, dans une recherche de légitimation que la force et même le
droit ne suffisent pas à garantir.
26La
production de signes, souvent destinés à exprimer une revendication
d’appropriation dans un espace donné, est ainsi désignée par le terme de
marquage dans les différents textes présentés. Destruction et
reconstruction, dans le cadre du renouvellement urbain (V. Veschambre),
clôture des espaces occupés (H. Mebirouk et al., J.-M. Fournier et al.),
affichage linguistique ou implantation de statues (E. Bioteau),
manifestations de rue (F. Ripoll) sont autant de formes de marquage, qui
accompagnent des processus d’appropriation et relèvent à la fois du
matériel et de l’idéel.
27Tous
propriétaires ? Tous maîtres des lieux ? Tous libres et égaux
d’aller et venir ? Par les significations et connotations du terme
(que n’ont pas ceux de pratique ou d’usage), une approche en terme
d’appropriation nous oblige à poser ces questions et à penser les
inégalités sociales et rapports de pouvoir dans leur dimension spatiale.
28Au
minimum, l’entrée par l’appropriation appelle et révèle des inégalités
dans l’accès, l’occupation, l’usage et la jouissance (exclusives) des
différents lieux de vie, qui par ailleurs ne se valent pas. On peut
constater et mesurer des inégalités en matière de surfaces habitées ou
réservées (aux lieux de travail et de loisir notamment), mais aussi de
distances aux ressources rares ou valorisées, à la centralité, ou encore
d’« échelle de mobilité » maîtrisée (Veschambre, 1998). D’un
point de vue plus qualitatif, et donc plus difficile à évaluer, les
inégalités portent sur ce qu’on a coutume d’appeler le cadre de vie, là
aussi non seulement au lieu de résidence mais aussi aux lieux de
travail, d’études, de loisirs, de pratiques religieuses ou politiques,
etc. (E. Bioteau, F. Ripoll). Un cadre plus ou moins agréable, plus ou
moins valorisé sur le plan esthétique, plus ou moins diversifié ou riche
sur le plan fonctionnel, plus ou moins prestigieux, etc., ou au
contraire plus ou moins pollué, caractérisé par des nuisances, pauvre en
équipements, stigmatisé, etc. La liste n’est pas close. Bien au
contraire, elle demande précisément à être développée, nuancée,
structurée.
29Les
inégalités sont peut-être encore plus importantes, quoique parfois
moins visibles, quand on appréhende l’appropriation comme maîtrise de
son propre espace de vie, autrement dit comme usage autonome. À ceux qui
usent à leur guise de leur propre espace, espace qu’ils ont produit, ou
ont fait produire, à leur image et à leur mesure, s’opposent ceux qui
ne peuvent que se contenter des espaces produits pour eux, en fonction
de l’image que d’autres se font de leurs besoins, de leurs critères, de
leur valeur même pourrait-on dire. Sans parler de ceux dont on ne veut
pas. À l’appropriation s’opposent à la fois l’assignation et
l’expropriation (ou expulsion).
- 4 Parmi d’autres : Pinçon et Pinçon-Charlot, 1989, 1998.
- 5 Voir le dossier d’articles dirigé par P. Bourdieu dans le numéro 81/82 des ARSS (1990).
30Sur
tous ces points, on ne peut que constater une forte hiérarchisation des
sociétés comme la société française. À une extrémité de l’échelle
sociale, une minorité choisit, accumule, occupe et jouit pleinement de
grandes quantités d’espaces, à tous points de vue ou presque de
« meilleure qualité », bien positionnés, en tout cas de grande
valeur car hautement valorisés. Il s’agit surtout des « grandes
fortunes » dont le couple Pinçon et Pinçon-Charlot a fait son objet
de recherche 4,
des possédants donc, mais aussi de certains dirigeants, élus et/ou hauts
fonctionnaires, notables locaux même, bénéficiant de bâtiments
prestigieux et autres éléments du patrimoine public, le temps d’exercice
de leur fonction. À l’autre extrémité, on retrouve à l’inverse la
minorité de ceux qui se retrouvent à la rue, mais aussi l’essentiel des
classes dites « populaires » et même « moyennes »
qui investit une grande part de leur budget dans le logement principal,
et doivent le plus souvent choisir entre les grands ensembles
dévalorisés des quartiers périphériques ou un logement certes central
mais aussi à la fois plus exigu et plus cher. Quant à la maison
individuelle en accession à la propriété, elle reste pour beaucoup une
aventure interdite ou d’autant plus risquée et contraignante que les
ressources sont plus faibles, l’appropriation pouvant même se
transformer en une nouvelle « aliénation 5 ».
- 6 Voir les travaux de J. Coutras (par exemple Coutras, 1996) ou des colloques récents (Denèfle et al. (...)
31Bref,
à la hiérarchie socio-économique correspond bien une hiérarchie des
espaces habités et même plus largement pratiqués. Plus difficiles à
évaluer, des inégalités non strictement économiques, irréductibles et
transversales à celles-ci, doivent aussi être appréhendées dans leur
dimension spatiale et articulées les unes aux autres : entre les
sexes ou genres 6,
entre les classes d’âge ou générations, entre les groupes dits
« ethniques »… Mais pour ne pas s’arrêter à ces constats bien
connus sur les sociétés contemporaines, pour dénaturaliser ce
« donné » socio-spatial et tenter de l’expliquer, une approche
historique et relationnelle doit permettre de montrer les conditions et
modalités sociales de la production mais aussi de la valorisation ou au
contraire de la dévalorisation des espaces appropriés (ou non) (Duarte,
2000). Il n’y a pas en effet d’inégalités sociales sans production et
reconnaissance sociales de la valeur attachée à un bien, à un attribut
ou à une situation… aux dépends des autres. Ces processus passent par
des pratiques matérielles d’envergure (démolition/construction de
quartiers entiers par exemple) mais aussi par des discours plus ou moins
unanimes sur les espaces et leurs propriétés, le discours patrimonial
n’étant pas le moins efficace aujourd’hui (Raoulx, 2003). C’est ainsi
que les classes moyennes urbaines ont trouvé un vecteur pour
s’approprier symboliquement des espaces désaffectés (anciennes usines,
ancien habitat populaire etc.) dont elles ont fait valoir le caractère
patrimonial (V. Veschambre).
32Mais
les croisements entre appropriation et inégalités ne s’arrêtent pas là.
L’appropriation de l’espace n’est pas seulement une finalité, c’est
aussi un moyen. Il est donc nécessaire et important d’interroger les
rapports à l’espace non seulement comme support et enjeu des rapports
sociaux, mais aussi comme ressource ou capital inégalement distribué.
Capital « de jouissance » ou « de rapport »,
marchandise pouvant être échangée, l’espace est aussi moyen de
production, un attribut social plus ou moins valorisé et valorisant, une
arme dans les rapports de pouvoir qui caractérisent les différents
champs sociaux (économiques, politiques, culturels, etc.). Les articles
qui composent ce dossier se rejoignent pour montrer que l’espace
approprié est significatif de la position des individus et des groupes
dans la hiérarchie sociale. Pour approfondir encore la réflexion et
prendre la question du pouvoir à bras le corps, l’espace ou plutôt les
rapports à l’espace doivent être considérés comme des formes de capital,
rapportant des « profits » à ceux qui en bénéficient, et donc
sources d’inégalités sociales de toutes sortes (Bourdieu, 1993), dont
ils constituent la dimension spatiale. Inversement toute réflexion sur
les formes de capitaux, que ce soit en terme de « capital
spatial » (Lévy, 1994 ; Lévy et Lussault, 2003) ou de
« dimension spatiale des capitaux » (Ripoll et Veschambre, à
paraître [b]) ne peut pas éviter de poser la question de l’appropriation
(qui en est aussi un fondement sémantique) et des rapports de pouvoir
qu’elle fonde ou participe à fonder.
33Raisonner
en terme d’appropriation présente ainsi plusieurs intérêts
méthodologiques et théoriques majeurs, qui sont au cœur de notre
démarche de géographie sociale. Au niveau le plus général ou théorique,
cela suppose de mettre l’accent sur le social et sa dimension spatiale
plutôt que sur l’espace lui-même, pensé comme quelque chose de distinct.
Plus précisément, cela permet d’appréhender les acteurs et leurs
pratiques, les rapports et les processus sociaux plutôt que des
« objets géographiques » trop souvent figés, réifiés, voire
personnifiés.
34Plus
précisément, la grille de lecture qui s’élabore progressivement à
partir de la question de l’appropriation nous conduit à une analyse
critique des notions de territoire, de patrimoine ou d’espace public et
de leurs usages sociaux. Ces notions nourrissent ce que l’on peut
appeler, à la suite de J. Candau (1998), des « rhétoriques
holistes », ces discours idéologiques sur le
« collectif » et le « bien commun » qui masquent les
inégalités sociales, les conflits d’intérêts et les rapports de pouvoir
qui traversent les collectivités humaines. Le succès de la notion de
territoire est significatif de cette tendance récurrente en géographie,
et bien au-delà, à tenir des discours globalisants sur la société en
raisonnant à partir de catégories géographiques qui nient ou même
négligent la complexité et le caractère dynamique et conflictuel des
rapports à l’espace (Norois, 2000 ; Ripoll et Veschambre, 2002).