1Le projet peut-il être objet d’histoire ? Les sciences sociales ont eu tendance à considérer le projet soit comme un phénomène relativement récent – caractéristique d’un « nouvel esprit du capitalisme » à partir des années 1980, correspondant à l’émergence d’un « moi » entrepreneurial et à l’essor de certaines valeurs et instruments du management dans l’ensemble du monde social [1][1]Luc BOLTANSKI et Eve CHIAPELLO, Le nouvel esprit du… – ou au contraire comme une sorte d’invariant anthropologique, les hommes ayant toujours fait des projets, entendus en un sens très général comme « conduites d’anticipation » [2][2]C’est typiquement la position de Jean-Pierre BOUTINET,…. Dans le premier cas, le projet est un phénomène présentant une certaine cohérence, mais situé exclusivement dans une histoire récente ; dans l’autre, il désigne une posture humaine face à l’action, plus ou moins sans histoire.
2 Cet article voudrait proposer un cadre pour une histoire à long terme des projets, depuis l’époque moderne, pour tenter d’identifier les projets comme des formes socio-historiques précises, diverses, spécifiques à certains contextes, et sujettes à des évolutions historiques. Nous examinerons plus spécifiquement le cas des Travaux Publics en France au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, mais notre ambition est bien d’ouvrir un programme de recherche plus large, pour une histoire de la forme projet.
3 Prendre le projet comme objet de recherche présente d’emblée une difficulté : la très large polysémie du terme. Celui-ci peut signifier une intention, une idée, une simple velléité, une esquisse, la préparation d’un ouvrage, un ensemble de documents résultant d’un travail d’élaboration ou organisant les étapes et les moyens d’une mise en œuvre, un processus de conception ou de réalisation. Cette polysémie est augmentée par la proximité avec d’autres termes, comme plan ou programme, qui sont souvent synonymes, mais peuvent dans certains contextes prendre un sens très spécifique [3][3]Ainsi le terme « programme » semble avoir un sens assez précis…. Nous souhaitons donc proposer une définition précise, assez large toutefois pour saisir l’ensemble des phénomènes qui sont ici visés : par projet, on entendra des manières d’organiser l’action collective (au sens où elle implique de multiples participants) qui supposent au moins une décision préalable, voire plusieurs. On parlera de formes du projet lorsque cette organisation acquiert une certaine régularité et que des projets successifs se déroulent de manière similaire, selon certaines formes.
4 Dans un premier temps, nous nous intéresserons à la figure du faiseur de projet, dans laquelle il ne s’agit pas de chercher une origine du phénomène projet, mais qui semble incontournable pour saisir l’émergence de nombreuses formes du projet : en effet, c’est par rapport au faiseur et à un certain nombre de problèmes qu’il soulève que se développent au cours de l’époque moderne des formes institutionnalisées du projet.
5 Ces formes restent cependant difficiles à appréhender pour l’historien dans le cadre des orientations historiographiques existantes. Il conviendra donc, dans un second temps, de préciser les approches qui ont été privilégiées dans l’analyse historique des projets, d’identifier les deux tendances principales – l’une centrée sur l’activité individuelle de création, l’autre insistant plutôt sur la dimension processuelle et faiblement déterminée des projets – et ainsi mieux caractériser notre approche, son insistance sur les dimensions collective et régulière des projets.
6 Enfin, pour préciser ce que l’on entend ici par formes du projet, nous chercherons à titre d’exemple à dégager un certain nombre de traits caractéristiques du projet dans les Travaux Publics autour des années 1800. Une telle description permettra d’envisager l’étude de nouvelles formes du projet qui apparaissent dans ce secteur au cours du XIXe siècle, et au-delà de proposer un cadre programmatique plus général pour une étude des projets sous l’angle de leur institutionnalisation, dans d’autres contextes que celui des seuls Travaux Publics.
LE FAISEUR DE PROJET
7 Le terme projet apparaît à l’époque moderne, avec le sens d’intention d’agir ou de faire, de plan proposé pour réaliser une idée. Le projet est souvent associé à une mise par écrit ou en dessin, à la production de documents, que l’on qualifie eux aussi de projet [4][4]Voir l’article « Projeter », in Alain REY (éd.), Dictionnaire…. Même si le sens le plus courant est celui de dessein, le terme projet en est venu au cours du XVIIe siècle à désigner un certain type d’activité, celle du faiseur de projet, que l’on retrouve sous des dénominations diverses à travers toute l’Europe (donneur d’avis, projector, scheme maker, Projektmacher, Proyectista, etc.) Le faiseur de projet est une figure centrale des XVIIe et XVIIIe siècles, tellement présente et manifeste que plusieurs chercheurs ont proposé de parler d’une « ère des projets », reprenant plus ou moins explicitement une expression de Daniel Defoe : the projecting age [5][5]Daniel DEFOE, An Essay upon Projects, 1697, « Author’s….
8 Qu’est-ce qu’un faiseur de projet ? Dans le sens le plus large, toute nouveauté, toute forme de changement qui vise une amélioration, un progrès, est qualifiée de projet. En ce sens, les projets ont leur place dans la querelle des Anciens et des Modernes, dans l’émergence de nouvelles manières d’envisager le futur comme lieu de réalisation d’un monde nouveau, que l’on souhaite meilleur. À peu près tout devient alors projet. L’individu est appelé à se saisir de sa vie, à la concevoir comme un projet, à s’en faire l’auteur, à s’extraire des mains de la providence [6][6]Ce faiseur de soi-même est par exemple mis en avant par le…. Dans un autre genre, les grands philosophes, les prophètes, les monarques et hommes d’État deviennent des faiseurs de projets, qui font progresser l’humanité dans la voie de la vérité et du bonheur, ou s’emploient au contraire à asservir les peuples [7][7]L’article « projet » de Fortunato Bartolomeo de FELICE…. Mais le terme de « faiseur de projet » s’impose surtout en un sens plus restreint : au croisement de l’inventeur, de l’entrepreneur, de l’affairiste, le faiseur de projet est un individu qui promeut une entreprise commerciale (ou éventuellement administrative), dont il prétend qu’elle est nouvelle, qu’elle sera financièrement intéressante, et pour laquelle il cherche à séduire un patron, à convaincre une autorité qu’il peut être autorisé à essayer son affaire, ou des investisseurs potentiels qu’elle est réaliste et profitable. Le projet peut alors concerner à peu près tous les genres d’affaires : projet de mines, de culture de vers à soie, de loterie, de banque, de chasse au trésor, ou de construction de canaux, etc.
9 Ce faiseur de projet est l’une des figures les plus ambiguës de l’époque moderne : combinant une quête de profit personnel avec une préoccupation affichée pour le bien public, il est toujours plus ou moins suspecté d’être un illuminé, voire un escroc. Ce faiseur de projet a été l’objet d’une grande production discursive, certains choisissant de s’en moquer purement et simplement dans des pamphlets et comédies satiriques [8][8]Le théâtre des XVIIe et XVIIIe siècles est particulièrement…, d’autres cherchant à le réhabiliter comme une figure incontournable, utile et nécessaire au monde nouveau. Mais ces défenseurs du faiseur savent à quel point le terme même de projet suscite le soupçon et l’ironie. De Felice souligne ainsi dans l’Encyclopédie d’Yverdon en 1774 :
« On sera étonné peut-être, de voir un sage éclairé, conseiller les projets. On est si prévenu contre tout ce qui porte ce nom, ou qui lui ressemble, que la réputation du faiseur de projets est, suivant l’opinion vulgaire, une des plus équivoques : elle approche de celle d’adepte et de charlatan. Il sera facile cependant de revenir de ces préjugés, en prenant la peine d’examiner la nature des projets. Cet examen prouvera incontestablement leur noblesse, leur utilité et leur nécessité » [9][9]F.B. de FELICE, « Projet », in Encyclopédie, op. cit., p. 342..
11 Si l’on est prévenu contre les projets, c’est que les promesses de richesse, de bonheur et de bien public aboutissent presque inévitablement à une déception. Toute une série de grandes affaires, où les faiseurs de projet sont partis avec la caisse, ont mangé le capital ou n’ont jamais pu réaliser des promesses un peu trop chimériques, ont contribué à rendre cette figure suspecte. La réhabilitation passe donc par une sorte de démarcation entre bons et mauvais faiseurs de projet. C’est l’exercice auquel se livrent par exemple les caméralistes Zincke ou von Justi, eux-mêmes grands faiseurs de projet [10][10]Von JUSTI, Politische und Finanzschriften, op. cit. ; Georg…. Leur argumentation ne s’éloigne guère de celle déjà adoptée par Daniel Defoe dans son Essay upon projects de 1697 :
« Un simple faiseur de projet est donc un être méprisable, poussé par sa situation désespérée jusqu’à une telle extrémité, qu’il ne peut plus qu’espérer un miracle ou mourir de faim ; et quand il s’est torturé le cerveau en vain à la recherche d’un tel miracle, il ne trouve pas d’autre remède que de peinturlurer un hochet ou quelque autre chose, comme les acteurs font avec les marionnettes, pour lui donner une allure étrange ; alors il la présente haut et fort comme une nouvelle invention : il obtient un brevet, qu’il découpe en actions, lesquelles doivent être vendues. Les moyens ne manquent pas pour donner à cette nouvelle fantaisie des proportions immenses : des milliers et des centaines de milliers sont le moins qu’il puisse annoncer, et parfois des millions, jusqu’à ce que quelque honnête imbécile soit embobiné pour y laisser son argent, et alors (nascitur ridiculus mus) l’exécution du projet est laissée à cet aventurier et le faiseur de projet se rit de lui. […]
Mais le faiseur de projet honnête est celui qui, ayant porté une entreprise à un niveau de perfection approprié, par l’application de principes justes et clairs, le bon sens, l’honnêteté et l’ingéniosité, fait ce qu’il prétend faire, ne vole personne, met son projet à exécution, et se contente, pour tout bénéfice, de ce que son invention a créé » [11][11]Daniel DEFOE, An Essay upon Projects, op. cit., chapitre 2 :….
13 Cette opposition entre les faiseurs désespérés et malhonnêtes, et les faiseurs intègres et utiles, est avant tout une distinction de personne : ce sont les passions, les vertus, les qualités de l’esprit qui distinguent le bon du mauvais faiseur de projet. Il faut, dira de Felice, avoir une rare combinaison de courage et de talents, « une imagination fertile alliée à un jugement exquis, propre à apprécier les productions de la première et à distinguer le réel du chimérique » [12][12]Ibid., p. 349.. Le projet n’est pas ici séparable de celui qui le propose, de ses qualités, des outils qui sont à sa disposition pour gagner la confiance de ceux auxquels il cherche à vendre son affaire.
14 Une telle démarcation a beaucoup préoccupé les XVIIe et XVIIIe siècles. On la trouve au cœur de nombreuses questions d’économie politique. Le faiseur promet un profit facile, sans que l’investisseur ait nécessairement à s’impliquer très avant dans les détails de l’exécution : il dissocie en quelque sorte le profit et l’action. Il pose des questions générales sur les formes d’accumulation de la richesse et leur légitimité, sur la possibilité même d’une croissance infinie de la richesse [13][13]Kimberly LATTA, « “Wandring ghosts of trade whymsies” :…. Mais le faiseur interroge surtout le rôle de l’incertitude et de la tromperie dans les relations économiques. C’est un personnage central du débat entre Adam Smith et Jeremy Bentham à propos des taux d’intérêt et des lois contre l’usure [14][14]Jeremy BENTHAM, Defence of Usury ; Shewing the Impolicy of the…. Smith condamne les faiseurs de projet – porteurs d’entreprises hors du commun, pour lesquelles les profits futurs et donc les taux de l’emprunt ne peuvent être qu’extraordinaires – comme faisant courir un risque à l’ensemble de la société, et leur oppose la figure de l’homme prudent et sage (sober man) qui ne s’engage que dans des entreprises raisonnables. La loi contre l’usure apparaît ici comme un moyen pour contenir les faiseurs. Pour Bentham, une telle distinction n’est pas pertinente et risque seulement d’entraver un progrès nécessaire : on ne peut pas distinguer les projets par les personnes, il n’y a que de bons et de mauvais projets, et la seule manière de les départager, c’est de laisser entreprendre, de laisser les mauvais échouer, cet échec étant même nécessaire pour préparer le terrain et permettre des succès ultérieurs [15][15]J. BENTHAM, Defence of Usury, op. cit., p. 169-170, décrit la…. Bentham radicalise ainsi un thème déjà ancien des débats sur les projets : la qualité d’un projet ne saurait être prouvée que par son succès ; c’est donc seulement après coup que l’on pourra en juger [16][16]Un des premiers exemples de Defoe est très révélateur à cet….
15 Le problème du faiseur de projet – engouement pour l’innovation et les possibilités nouvelles de profit, doublé d’une incertitude profonde sur la moralité, la possibilité et l’intérêt de ces entreprises qui pourraient n’être que des chimères ou des escroqueries – est surtout au cœur du développement moderne des sciences et des techniques [17][17]Quelques historiens des sciences ont d’ailleurs relevé…. Les nouvelles pratiques savantes et techniques qui émergent à l’époque moderne valorisent explicitement la nouveauté, l’artificiel, les dimensions instrumentale, opératoire et productive : désormais, le savoir valorisé est aussi indissociablement dans l’ordre de l’action, du contrôle et de la maîtrise de faits nouveaux. Le faiseur de projet s’implique pleinement dans ces nouvelles pratiques : elles font la matière de ses projets en même temps qu’elles offrent de nouvelles ressources pour convaincre ses patrons ou investisseurs. Mais l’incertitude et l’ambiguïté demeurent : on peut dès lors considérer l’émergence des multiples figures de l’expert à l’époque moderne comme autant de réponses au problème du faiseur, comme autant de garanties que l’action envisagée est utile, honnête, faisable ou profitable. Une historiographie récente, en effet, a reconsidéré le développement des sciences et des techniques depuis la fin du XVIe siècle comme relevant assez largement du phénomène de l’expertise [18][18]Voir le dossier de la revue Osiris, 25-1, 2010 : “Expertise and…. Selon Eric Ash, l’expert prétend maîtriser un savoir relativement rare, qu’il peut rendre utile à volonté pour faire (ou au moins faire faire) des choses de valeur, au service de qui voudra. En l’absence d’institution garantissant cette capacité, il doit généralement s’appuyer sur des réussites antérieures. Mais l’expert entretient un rapport ambigu avec l’expérience : les succès antérieurs sont certes importants pour asseoir ses prétentions, mais l’expert prétend à une maîtrise au delà de l’expérience, à une capacité de gérer des situations inédites et à inventer des choses sans équivalent. Il se livre donc à un travail d’abstraction, de théorisation, qui lui permet de se démarquer des simples praticiens, de prétendre à une compréhension supérieure de son art. En le transformant en un savoir livresque, il le rend digne d’intérêt pour d’éventuels patrons, préalable nécessaire pour les convaincre qu’il est la bonne personne pour mener à bien de grands projets. Enfin, l’expert requiert une forme de légitimation, de reconnaissance publique, qui peut prendre des formes diverses [19][19]Eric ASH, « Introduction. Expertise and the early modern….
16 La proximité avec le faiseur de projet est ici manifeste, comme les efforts pour s’en démarquer, pour organiser le contrôle et la confiance d’une action devenue collective. En effet, un des points les plus intéressants de ces travaux sur l’expertise est leur insistance sur la médiation (sociale, cognitive et spatiale), sur la nécessité d’un intermédiaire fiable pour entreprendre une action à distance [20][20]Cf. aussi Simon SCHAFFER, Lissa ROBERTS, Kapil RAJ, James…. Eric Ash replace ainsi l’émergence des figures expertes dans le contexte du développement des États et des compagnies par actions, qui entendent gérer à distance, c’est-à-dire depuis quelques grandes villes capitales, des projets situés dans les provinces [21][21]Voir Eric ASH, Power, Knowledge, and Expertise in Elizabethan…. Mais, au delà de la seule distance physique, l’expert se caractérise surtout par la séparation entre d’une part ceux qui décident et qui paient, et d’autre part ceux qui prétendent savoir ce qu’il faut faire, comment le faire. Les experts sont donc bien, en un sens, une réponse savante au problème du faiseur de projet, une manière d’instaurer des relations de confiance et de contrôle entre ces acteurs. Ce n’est pas la seule réponse [22][22]On peut évoquer en particulier les projets d’inventeur par… et elle n’est que partielle : les incertitudes du projet ne peuvent jamais tout à fait être levées, les experts ne remplacent pas tout à fait les faiseurs et restent eux-mêmes dans une certaine mesure suspects [23][23]L’idée que le faiseur de projet disparaîtrait et serait…. De fait, cette historiographie a beaucoup insisté sur la diversité des figures de l’expertise, sur le caractère plus ou moins légitime, sur l’autorité plus ou moins forte que ces experts parviennent à acquérir. L’apparition d’institutions savantes, les Académies des sciences par exemple, qui vont concentrer une partie de l’expertise, semble avoir joué un rôle important dans le renforcement des experts. C’est précisément cette solution institutionnelle que de Felice envisageait, à la manière d’une utopie, comme la réponse idéale au problème du faiseur :
« Il serait plus avantageux pour l’État de confier le soin de la formation et de l’examen des projets à des gens uniquement destinés à cette occupation. On en pourrait créer un corps qui, débarrassé du détail des affaires, pourrait vaquer sans distraction à ce travail également difficile et important. Ceux qui devraient composer ces corps, seraient choisis sur une réputation avérée de leurs talents et de leurs connaissances étendues. […] Les auteurs des projets ridicules n’oseront s’exposer à des yeux si sévères. L’esprit d’un corps permanent rendra les établissements plus fixes, les vues plus suivies, et le bonheur de l’État ne dépendra plus des incertitudes et des caprices des ministres mal assurés » [24][24]F.B. de FELICE, « Projet », in Encyclopédie, op. cit., p. 355..
18 De Felice concluait « qu’il est douteux que nous voyions jamais un établissement de cette espèce », et l’on n’a jamais vu, en effet, de grande académie concentrant l’ensemble des projets techniques, sociaux et politiques. Mais de nombreuses institutions, à commencer par les administrations techniques en France sur lesquelles nous allons revenir dans la suite, exerçaient déjà au moment même où de Felice écrivait ce texte un contrôle presque exclusif sur l’examen ou la production des projets pour un domaine précis.
DE LA DIFFICULTÉ D’ÉTUDIER LES PROJETS COMME DES INSTITUTIONS
19 Au cours de l’époque moderne, toutes sortes de formes institutionnelles du projet vont être mises en place pour répondre aux incertitudes et aux ambiguïtés posées par le faiseur de projet. Ces formes restent cependant difficiles à saisir pour l’historien. Que ce soit en histoire des techniques, en histoire de l’architecture ou en histoire urbaine, les projets sont généralement conçus comme des objets évidents et quasiment anhistoriques, selon des approches rarement explicitées et discutées. Il convient donc de caractériser les analyses historiques dont les projets ont fait l’objet, afin de mieux préciser en retour celle qui nous semble la plus appropriée pour saisir les formes institutionnelles du projet. Nous ne prétendons pas ici à l’exhaustivité et ne retiendrons que quelques textes récents, dont se dégagent deux tendances historiographiques.
20 Une première tendance a insisté sur l’activité individuelle de création. L’histoire intellectuelle des techniques, les travaux de Jacques Guillerme par exemple, considère le projet sous cet angle [25][25]Jacques GUILLERME, L’art du projet. Histoire, technique et…. Dans cette tradition, le projet a deux principales caractéristiques. C’est une notion très générale : toute conception technique est un projet, qu’il s’agisse de concevoir une machine, un édifice, un canal, etc. Cette historiographie s’intéresse aux outils intellectuels, matériels, graphiques, qui permettent à un créateur de préparer un artifice futur, aux rationalités qui sont à l’œuvre dans cet acte de conception. Si l’on considère des cas, des outils et des savoirs particuliers, la visée est plus générale : on cherche ici à dégager les spécificités de l’agir technique, par rapport à d’autres formes de rationalité, en particulier savantes. Par ailleurs, le projet est ici conçu comme un acte de conception largement individuel : la figure qui émerge des travaux de Jacques Guillerme est celle de l’homo faber, qu’on peut chercher à spécifier comme l’Ingénieur, l’Architecte, l’Inventeur, mais qui en fin de compte est l’acteur unique de cette histoire. Dans cette tradition, il peut y avoir des débats entre les concepteurs sur les outils ou les méthodes, mais l’action est conçue comme quelque chose d’essentiellement individuel.
21 Les travaux sur la « réduction en art » relèvent de cette même tendance, avec toutefois quelques nuances importantes [26][26]La réduction en art correspond à la publication, sous une forme…. Avec la réduction en art, il s’agit de comprendre comment le savoir mis en œuvre par le créateur peut être l’objet d’une méthode régulière, comment on peut couvrir le maximum de cas concrets en restant synthétique et simple. Une telle réduction ouvrirait à une possible « mécanisation » des choix du concepteur et faciliterait l’action, en limitant ses décisions et en proposant une voie moyenne entre efficacité et diversité des situations [27][27]Dans la continuité de J. Guillerme, H. Vérin relève la tension…. Ces réflexions soulèvent donc la question de l’uniformisation des méthodes et des outils dans un but d’évaluation ou de validation des projets par d’autres acteurs. Par ailleurs, la réduction en art est destinée à être diffusée largement, à être (en théorie au moins) accessible au plus grand nombre, et donc à devenir un savoir d’interface, de médiation entre différents participants [28][28]On peut discuter si la réduction en art doit être comprise…. On reconnaît ici qu’il y a d’autres acteurs qui peuvent intervenir dans le projet – d’un côté les administrateurs et les gouvernants, de l’autre les métiers – qu’il y a une dimension socio-politique au projet, même si celle-ci semble se réduire ici à une invocation assez générale du bien public.
22 Ces dimensions collective et politique du projet étaient davantage développées dans les travaux antérieurs d’Hélène Vérin, en particulier dans La gloire des ingénieurs. Elle y caractérisait l’ingénieur à l’époque moderne comme celui qui gère « l’universelle contrariété », qui démêle la complexité du réel sur lequel il veut agir, en vue d’un effet recherché. Dans ce cadre, bien d’autres acteurs apparaissent : « le travail des ingénieurs consisterait précisément à réduire toutes sortes de situations dans les termes de problèmes qui peuvent être exposés et compris par les différents acteurs dont le projet définit les rôles et les tâches » [29][29]H. VÉRIN, La gloire des ingénieurs. L’intelligence technique du…. Si le terme projet a ici aussi une assez grande polysémie, on voit cependant se dégager un projet comme activité de l’ingénieur qui combine à la fois les règles de son art et les divers impératifs politiques qui lui sont imposés, avec pour résultat le devis qui règle et contrôle les interventions des différents participants, c’est-à-dire surtout celles des entrepreneurs, pour qu’ils ne profitent pas indûment des fonds publics [30][30]H. VÉRIN, « Un “document technographique” : le devis. Marine…. Le travail d’Hélène Vérin sur le devis se rapproche ainsi de ce que nous entendons par forme du projet : la manière dont le projet a été inscrit dans une certaine régularité visant à régler les relations entre différents intervenants, comme des outils de gestion de la confiance et du contrôle, et pas uniquement des lieux de création, de conception, d’innovation [31][31]L’histoire de l’invention elle-même a déplacé son attention,….
23 Une seconde tendance historiographique a insisté plutôt sur la dimension processuelle et faiblement déterminée des projets.
24 L’histoire des ingénieurs et de l’ingénierie en particulier a privilégié cette orientation. L’étude de Nathalie Montel sur le chantier du canal de Suez est exemplaire à cet égard. Si le projet n’y est abordé que de manière indirecte et en quelque sorte par opposition au chantier, qui est le véritable objet du livre, l’approche est tout à fait explicite [32][32]Nathalie MONTEL, Le chantier du canal de Suez (1859-1869). Une…. Nathalie Montel considère la pratique du projet chez les ingénieurs des Ponts et Chaussées du XIXe siècle, et remarque leur incapacité, dans le cas du canal de Suez, à maîtriser l’anticipation des coûts et des durées par l’exercice du devis. Elle en conclut : « Il convient plutôt de considérer le devis comme un point de départ des travaux et de leur conception. Avec le projet, il est le premier pas vers la réalisation, l’expression d’une intention mais, en réalité, il ne présage pas vraiment de la réalisation ».
25 Le projet est ici entendu en un sens restreint, comme une première étape dans un processus de conception ouvert, qui se poursuit dans le chantier jusqu’à la réalisation complète de l’ouvrage. Nathalie Montel souligne donc très justement que l’opposition entre conception (entendue comme étape préalable où l’on pourrait tout prévoir) et exécution (entendue comme pure traduction matérielle de la conception) traduit surtout une volonté des ingénieurs des Ponts et Chaussées de maintenir les entrepreneurs dans un rôle sans décision, sans initiative, même sur les moyens et les détails de l’action. Le chantier du canal de Suez lui permet de montrer tout ce qui n’a pas été prévu, tout ce que conçoivent les prétendus exécutants. Mais en voulant mettre en valeur le chantier comme lieu d’innovation, Nathalie Montel en vient à repousser le projet dans l’ordre de la simple intention. Le projet est, au mieux, le point de départ non contraignant d’un processus qui va se dérouler ailleurs : l’ouvrage final se décide dans le chantier et non dans le projet. Il ne saurait y avoir de décision préalable et la prétention des ingénieurs des Ponts et Chaussées à fixer dans le projet une telle décision serait tout à fait illusoire et toujours contrariée par le surgissement de l’inattendu, la complexité du réel, des variables (qualifiées d’exogènes) comme les « considérations politiques » [33][33]Ibid., p. 292, 293 et 291.. Une telle position rend l’exercice même du projet par les ingénieurs des Ponts et Chaussées quelque peu incompréhensible, en le réduisant à une vaine fiction de maîtrise. Mais elle revient plus généralement à effacer une dimension politique du projet : l’idée qu’il faut se mettre d’accord avant de construire sur ce qui doit être fait, sans quoi ceux qui estiment avoir la légitimité à décider pourraient être évincés, et ceux qui vont construire pourraient redéfinir l’objet comme ils l’entendent. Selon les contextes, cet impératif de la décision préalable, par lequel certains acteurs cherchent à contrôler l’objet final (et les interventions des autres participants), peut être plus ou moins pressant ou effectif : il est intéressant que la compagnie du canal de Suez ait pu dans une certaine mesure s’affranchir de cet impératif, mais il serait exagéré d’en tirer une règle générale.
26 Cette vision du projet, comme processus faiblement déterminé, produit d’aléas et de contingences, de négociations particulières entre des acteurs divers [34][34]Voir par exemple Yannick LE MAREC, « Construire leur accord :…, est dominante en histoire et en sociologie des techniques lorsqu’on cherche à retracer la naissance d’un objet technique [35][35]Pour un exemple de naissance technique (avortée) traitée sur ce…. Dans un numéro spécial de Technology & Culture (revue de la société étatsunienne d’histoire des techniques), consacré aux projets relatifs à la gestion de l’eau, Martin Reuss remarque à quel point l’histoire de l’ingénierie s’est peu intéressée à tout ce qui précède l’action, n’y voyant qu’un « prélude insignifiant à la véritable construction ». Mais précisément, Reuss présente ce numéro spécial, attentif en particulier à « ce que l’on désigne en gros sous le terme de “processus de planification” », sous le signe de la négociation. Il fait ainsi du projet un processus essentiellement singulier, résultat d’un échange contingent entre les individus et les institutions impliqués [36][36]Martin REUSS, « Seeing like an engineer : water projects and…. Une telle présentation est d’autant plus révélatrice que le processus en question comprend, selon Reuss, toutes sortes de formalités comme la préparation de rapports de faisabilité, d’études d’impact sur l’environnement, de missions archéologiques préventives, d’études préparatoires pour l’autorisation préalable ou l’appropriation du projet par les autorités, des réunions d’information avec les populations, procédures qui pour la plupart prennent place dans un cadre légal et administratif (avec les variations propres à chaque pays) et ancrent le projet dans une certaine régularité. C’est sur ce genre de formes procédurales, sur leur histoire, que nous souhaiterions faire porter l’attention.
27 Il ne s’agit pas ici de rejeter ces différentes analyses du projet comme non pertinentes : il y a bien dans les projets une part plus ou moins grande qui relève de la négociation ; il y a bien une activité créatrice et des savoirs mis en œuvre par des individus. Mais chacune de ces approches nous semble privilégier et isoler certaines dimensions du projet, ou minimiser la question de leur articulation. Dans une certaine mesure, on peut s’inspirer ici des travaux récents sur l’histoire du dessin technique qui cherchent à dépasser l’opposition entre deux tendances historiographiques. Steven Lubar a ainsi proposé de combiner une histoire du dessin technique centrée sur le créateur, la conception et les phénomènes cognitifs à l’œuvre dans celle-ci [37][37]En particulier la littérature sur la pensée visuelle, dont…, avec une histoire qui comprend les techniques (et donc ses productions graphiques) comme des processus essentiellement sociaux, en particulier le courant de la Social Construction of Technology (SCOT) [38][38]Voir par exemple W. E. BIJKER, T. P. HUGHES, T. PINCH (eds.),…. Une nouvelle manière d’aborder les dessins techniques a ainsi émergé, à la fois comme lieu de conception, de création, et comme organisation des relations entre des groupes et des individus divers (présentant en fait surtout le dessin comme moyen de communication). Steven Lubar a insisté en particulier sur la dimension rhétorique des représentations techniques (entendues au sens large, des dessins et modèles jusqu’aux standards et spécifications) qui visent généralement à convaincre d’autres acteurs, techniciens ou non selon les cas [39][39]Steven LUBAR, « Representation and power », Technology &….
28 Plutôt que de rejeter dos à dos deux tendances historiographiques, nous souhaitons donc envisager leur articulation et insister sur les dimensions régulière et institutionnelle des projets qui manquent le plus souvent à ces analyses [40][40]Nous nous rapprochons à certains égards de la socio-histoire…. Ce sont précisément ces dimensions qui font tenir ensemble des termes que l’on conçoit généralement comme antagoniques et qui sont au cœur des formes du projet : innovation vs contrôle, singularité vs institution, conception vs exécution.
LES FORMES DU PROJET DANS LES PONTS ET CHAUSSÉES AUTOUR DE 1800
29 Afin de préciser ce que l’on entend ici par formes du projet, nous allons à présent explorer un certain nombre de règles et de normes, de conventions et d’attentes, de manières de procéder, qui caractérisent le projet dans les Travaux Publics en France autour des années 1800. Nous retiendrons plus particulièrement quatre dimensions : la documentation, la propriété intellectuelle, la division et l’appropriation du travail, et l’optimisation. Le projet pourra ici apparaître comme une tentative d’institutionnaliser les rapports entre les acteurs impliqués dans les projets [41][41]La présentation qui suit résulte d’une étude détaillée d’un….
Procédures : les pièces requises
30 On peut distinguer trois procédures de composition et d’examen des projets dans les Travaux Publics des années 1800. Soit un entrepreneur propose un projet à l’État, qui est alors transmis aux Ponts et Chaussées pour examen. Soit l’État commande à l’administration des Ponts et Chaussées un ouvrage, auquel cas le corps désigne un ingénieur chargé d’étudier la question et de rédiger le projet. Enfin, dans le cadre du fonctionnement ordinaire du corps, chaque ingénieur en chef a la tâche de proposer et rédiger les projets qu’il estime nécessaires dans son département. Dans tous les cas, le projet rédigé doit comporter un certain nombre de pièces descriptives – plans, devis, détails, nivellements – généralement accompagnées d’un mémoire justificatif qui défend l’approche et les choix de l’ingénieur. Ces documents sont examinés par l’inspecteur général dont dépend géographiquement le projet, qui en fait un rapport à l’assemblée des Ponts et Chaussées (conseil après 1804). L’assemblée délibère sur ce rapport et peut alors l’adopter, l’amender, le rejeter, ou lancer une mission de vérification si des précisions s’avèrent nécessaires pour éclairer son jugement.
31 La plupart des grandes controverses qui déchirent le corps des Ponts et Chaussées au tournant des XVIIIe et XIXe siècles correspondent à des situations où l’on est sorti de ces procédures ordinaires. Dans l’affaire du canal de Saint-Quentin, par exemple, la demande du gouvernement est inhabituelle : il ne s’agit pas d’expertiser un projet, mais de comparer différents projets pour retenir le meilleur – alors que le corps, comme on va le voir, n’est pas préparé à un tel exercice de comparaison. Dans l’affaire du canal de l’Ourcq, on a plutôt une superposition de procédures : le projet des entrepreneurs Solages et Bossu, présenté au gouvernement, a été transmis pour vérification en 1801 au corps des Ponts et Chaussées, qui en a chargé l’ingénieur Louis Bruyère ; mais avant même que celui-ci ne rende son rapport, Bonaparte commande au corps un projet de canal de l’Ourcq et nomme lui-même l’ingénieur qui doit faire le projet, Pierre-Simon Girard. Par conséquent, plusieurs personnes ont été, à différents titres, chargées du dossier dans le corps et vont chercher à se l’approprier.
32 Les pièces constituant un projet régulier sont définies par la procédure d’examen : le projet est d’abord évalué sur ces pièces. Elles doivent donc être produites au format, plus ou moins stabilisé, en vigueur dans le corps. Elles incorporent à ce titre des savoirs et des techniques de mesure et de représentation auxquels les ingénieurs sont formés dans le corps et auxquels les entrepreneurs sont censés se conformer. En réalité, les écarts de pratiques entre ces deux groupes sont souvent flagrants, ce qui laisse à l’administration une très grande latitude pour adopter ou rejeter les projets [42][42]POTERLET, Code des dessèchemens, Paris, Fain, 1817 : commentant…. Dans le cas du canal de l’Ourcq, par exemple, les entrepreneurs Solages et Bossu ont bien présenté les pièces requises, mais celles-ci sont pour la plupart non conformes : les plans ne permettent pas aux ingénieurs d’identifier le tracé sur le terrain ; surtout les nivellements sont erronés, à tel point que l’eau n’aurait pas pu couler dans le canal projeté. Les pratiques des ingénieurs des Ponts et Chaussées, en particulier le nivellement dont ils font leur mesure de précision par excellence, sont érigées en critères qui permettent de distinguer le bon projet du mauvais, le bon ingénieur du mauvais entrepreneur. La précision devient ici une véritable valeur [43][43]Sur l’idée de la précision comme valeur sociale, voir Norton…. Dans le cas de l’Ourcq, l’erreur des entrepreneurs disqualifie entièrement leur initiative présente et future : leur projet est comme effacé et le corps des Ponts peut se le réapproprier, comme s’il n’y avait jamais eu de projet avant son intervention [44][44]Sur la pratique du nivellement comme valeur discriminante, voir….
33 Plus généralement, la procédure s’appuie sur l’examen des règles de composition : le rapporteur et ses collègues de l’assemblée relèvent la conformité du projet aux « règles de l’art », un ensemble de modes opératoires qui servent à la fois à la composition des projets et à leur jugement. Dans le corps des Ponts et Chaussées du début du XIXe siècle, ces règles ne se présentent pas sous la forme d’un catalogue ou d’une méthode universelle. Ce sont plutôt des lieux communs, plus ou moins stabilisés et attendus selon l’objet en construction, et qui font d’ailleurs plutôt référence à l’usage qu’à des manuels. Ces règles de l’art sont généralement incompatibles entre elles et exigent donc de l’ingénieur une certaine réflexion sur la manière dont on les articule. Le jugement sur le respect des règles dans le projet consiste donc à apprécier la manière dont elles sont déclinées dans une configuration particulière [45][45]Sur cette question des règles de l’art et la manière dont on….
34 Le projet doit aussi être complet : l’assemblée (via l’examen de l’inspecteur chargé du rapport) exige qu’il comporte l’ensemble des pièces, affirmant ainsi d’une part que l’on ne peut évaluer que si l’on a toutes les précisions requises, c’est-à-dire les bonnes pièces, et d’autre part que s’il en manque, ou si leur qualité s’avère insuffisante, on peut déclarer qu’il n’y a pas de projet. Dans le cas de l’Ourcq, l’ingénieur Bruyère, qui a conduit les opérations de vérification du projet Solages et Cie et que certains de ses collègues prétendent l’auteur d’un projet de canal meilleur que celui de Girard, souligne lui-même à l’assemblée qu’il n’a « point fait de projet pour la dérivation de l’Ourcq », mais seulement « tout ce qui prépare à un projet » [46][46]Séance de l’assemblée des Ponts et Chaussées du 5 ventôse…. Cela n’empêche pas Bruyère de penser que ses opérations lui ont donné des droits, qu’il a préparé le dossier de l’Ourcq et que Girard devait par conséquent suivre ses conclusions. Mais il ne commettrait pas l’impair de prétendre avoir fait un projet complet, en bonne et due forme.
35 L’exigence de complétude traduit un idéal (sinon une réalité) de séparation entre la conception et le jugement des projets : exiger un projet complet, c’est tenir à l’écart le concepteur pendant la durée de l’examen et pouvoir juger sans qu’il prétende pouvoir modifier son projet et répondre aux critiques ; c’est se laisser libre de décider sur pièces. Si les grandes affaires sur lesquelles les ingénieurs se déchirent pendant le Consulat durent si longtemps, c’est que leurs configurations atypiques permettent aux concepteurs de se maintenir à l’assemblée, de répliquer, de défendre leur choix, de montrer la faiblesse des critiques adverses et ainsi de s’écarter de la procédure ordinaire de l’examen.
Travaux Publics : une idée n’appartient à personne
36 Les pièces sont centrales pour constituer un projet. L’assemblée des Ponts et Chaussées des années 1800 rejette un très grand nombre de projets proposés par des particuliers au motif qu’ils sont « conçus seulement sur le vu de la carte » [47][47]Rapport sur un projet du citoyen Prault Saint-Germain, Séance…. N’importe qui peut prendre une carte et tracer dessus un canal, cela ne constituera pas un projet. La question qui se pose ici est celle du statut de l’idée dans les Travaux Publics et de la possibilité de réclamer un droit sur une idée, surtout pour des particuliers extérieurs au corps des Ponts. La position de l’administration sur ce point est d’une remarquable constance : tant qu’un projet n’est pas constitué dans les formes et adopté par l’administration des Ponts et Chaussées, il n’y a pas de projet, il ne saurait y avoir de droits.
37 Si la question se pose pourtant, c’est que constituer un projet dans les formes et le faire adopter est en soi une entreprise longue et coûteuse. Réaliser des nivellements, des sondes de terrain, tracer des cartes, dresser des devis, tout cela réclame du personnel qualifié et des délais parfois considérables. Le nivellement, par exemple, est une mesure qui se fait à pied, par station de 50 ou 100 mètres, et qui exige de parcourir au moins deux fois l’ensemble de la ligne, ce qui pour quelques dizaines de kilomètres peut occuper une équipe de 2 à 5 personnes pendant plusieurs semaines, parfois des mois selon les difficultés du terrain et les résistances des habitants. Constituer un projet suppose donc d’investir, d’entamer le capital avant même de savoir si le projet sera approuvé ou non. Mais surtout, dans le cas où le projet devrait ne pas être accepté, c’est s’exposer à voir d’autres que soi exploiter des idées, voire des données, qui ont été coûteuses à établir. C’est exactement ce qui se passe dans le cas de l’Ourcq avec l’entreprise Solages et Bossu : celle-ci, constatant que son projet a été rejeté et que le corps des Ponts et Chaussées s’emploie à dresser un nouveau projet pour dériver l’Ourcq, cherche à obtenir un dédommagement qui lui est toujours refusé, même pour compenser le coût de ses opérations préparatoires [48][48]Pour une évocation des dépenses engagées par Solages et Cie….
38 La question se pose en effet particulièrement lorsque le corps se réapproprie ou semble se réapproprier un projet d’entrepreneur, une situation qui n’est pas rare et qui va donner lieu à des protestations de plus en plus vives au XIXe siècle. Ainsi, en 1837, alors que l’ouverture d’un chemin de fer de Paris à Orléans est en discussion, l’ingénieur civil Duboys de Lavignerie proteste par une pétition aux chambres, puis auprès du Conseil d’État, que l’administration des Ponts et Chaussées lui aurait volé son projet de faire passer la ligne par Étampes. L’administration s’en défend en faisant valoir que l’idée d’un passage par Étampes n’est pas neuve (elle a déjà été proposée et étudiée en 1830) et que quand bien même elle le serait, « il n’en résulterait aucun droit pour ce particulier : une idée ne constitue pas un droit ; elle ne peut même avoir quelque valeur pour l’administration que lorsqu’elle est traduite en un projet régulier ».
39 L’administration se défend donc d’abord en affirmant l’absence de projet : elle ne saurait s’être emparée des études de Duboys, car « on ne peut prendre là où il n’y a rien ». Pourtant l’affaire est suffisamment sérieuse pour que le ministre des Travaux Publics développe cette question des droits auprès de son collègue Garde des Sceaux :
« Peut-il réclamer un droit de priorité ? Peut-on d’ailleurs admettre, en pareille matière, un droit d’invention ? Si une pareille doctrine pouvait être accueillie, il suffirait au premier venu de prendre une carte de France et d’y tracer au hasard des lignes dans tous les sens pour paralyser tous les efforts de l’administration et l’empêcher de se livrer aux études que réclame l’intérêt du pays. Un droit, si droit il peut y avoir, ne pourrait résulter que d’un projet mûrement étudié et adopté par le conseil général des Ponts et Chaussées ; mais une idée, une simple pensée, tant qu’elle n’est pas formulée ainsi que je viens de le dire, ne peut donner aucun titre susceptible même d’être pris en considération » [49][49]Lettre du Ministre des Travaux Publics au Garde des Sceaux,….
41 On ne peut considérer qu’un individu (ou une compagnie) a des droits que pour autant qu’il y a un projet. La décision préalable par le corps technique est essentielle pour transformer une idée en un projet et ouvrir la possibilité de considérer une sorte de droit.
42 Cette position est fragilisée par l’organisation des concours qui peuvent séparer le projet de sa réalisation, de sorte que rien ne garantit à celui qui propose un projet que ce sera finalement lui qui le réalisera et en tirera bénéfice, quand bien même son projet serait adopté. C’est le cas en particulier de l’adjudication au rabais, à laquelle on soumet les projets adoptés par l’administration afin que les travaux (ou l’ensemble de l’entreprise si elle inclut une exploitation ultérieure) soient confiés à la compagnie qui propose de les réaliser à moindre coût. Cette question des projets adoptés mais finalement concédés à des concurrents est au centre d’un grand nombre de débats, surtout à partir de la Révolution, et va recevoir deux types de réponses.
43 D’une part, surtout dans les contextes où l’État va encourager des entreprises concurrentes, on voit apparaître un principe d’indemnisation pour les frais engagés dans les études de projets qui sont concédés à d’autres que ceux qui les ont conçus. C’est le cas en particulier dans la loi de 1807 sur le dessèchement des marais, même si en pratique, ces indemnités semblent difficiles à évaluer et à obtenir [50][50]La loi de 1807 encourage les entrepreneurs à assécher les…. Ce principe va progressivement être appliqué à d’autres types de travaux, canaux puis chemins de fer, face à des entrepreneurs qui évoquent de plus en plus explicitement des droits de propriété sur leurs études. Ainsi les entrepreneurs Noblet et Frimot, réclamant en 1839 une indemnisation pour une section de leur projet de chemin de fer d’Orléans finalement repris par la compagnie concessionnaire, déclarent :
« Ce plan, c’est notre pensée, c’est notre travail ; nous l’avons découvert par des études spéciales et coûteuses, alors qu’il avait échappé aux recherches de l’administration et des autres compagnies […] Il constitue donc à notre égard une propriété privée, garantie par les articles 7 et 8 de la Charte, comme toute autre propriété, comme la propriété littéraire » [51][51]NOBLET et FRIMOT, Lettre à messieurs les ministres réunis en….
45 Ayant posé ce principe, les entrepreneurs évoquent les indemnités obtenues par d’autres compagnies dans des circonstances similaires. De telles indemnités ne deviennent pas pourtant systématiques et restent à la discrétion d’une administration qui se refuse absolument à reconnaître l’idée d’une propriété intellectuelle en matière de projet : ce qu’elle indemnise au mieux, ce n’est pas l’idée, c’est le travail, le prix des études.
46 D’autre part, surtout à partir de la Restauration et dans un contexte où l’on cherche à favoriser l’entreprise privée dans les Travaux Publics, on assiste à plusieurs tentatives pour simplifier les formes du projet, avec entre autres comme but de protéger les études des compagnies. C’est le cas, en particulier, de la Commission des routes et des canaux, qui réunit dans les années 1828- 1829 un certain nombre de députés, pairs, conseillers d’État et ingénieurs pour débattre d’une réorganisation des Travaux Publics [52][52]La commission est mise en place pour proposer des réponses à…. Dans ce cadre, s’impose l’idée qu’il ne faut pas soumettre les compagnies privées, qui se proposent de réaliser des ouvrages à leurs risques et périls, aux mêmes exigences que les projets réalisés pour le compte de l’État. Le projet détaillé devrait céder la place à un simple avant-projet, qui ne contiendrait que des informations générales, laissant la compagnie « libre de se taire sur le reste » pour protéger ses intérêts. Comme l’affirme Casimir Périer dans cette commission : « en toute science, il y a des secrets et des procédés qui sont une propriété véritable et dont il serait injuste d’exiger la communication avant leur emploi » [53][53]Casimir Périer dans la séance du lundi 8 décembre 1828, AN,…. Il s’agit aussi de limiter les risques pour une compagnie face à un projet qui représente un investissement important à l’issue incertaine :
« Quelle serait la Compagnie qui se résoudrait à livrer à l’administration des projets, fruits de nombreuses recherches, de longs travaux, et de capitaux quelquefois considérables, pour se voir enlever par l’effet d’un concours cette sorte de propriété nouvelle qui, à mes yeux, est aussi sacrée que toute autre. Un rabais insignifiant sur les droits d’un tarif pourrait tout à coup transporter à une association rivale l’autorisation d’exécuter des travaux dont les projets ne lui appartiennent pas. La première compagnie aura donné son secret et le résultat de tous ses efforts, pour conduire l’affaire jusqu’au moment de l’adjudication, sera perdu pour elle » [54][54]Tournon dans la séance du lundi 8 décembre 1828, AN,….
48 Pourtant, comme l’attestent les débats de cette commission, définir le périmètre de l’avant-projet, le bon niveau de simplification, va s’avérer assez délicat : un projet vague ne présente que des avantages, n’offre aucune prise à la discussion et ne permet aucun contrôle ; les inconvénients et les difficultés n’apparaissent généralement que dans le détail. L’émergence de l’avant-projet, comme nouvelle forme du projet à partir des années 1830, reste encore tout à fait à étudier, ses conséquences à évaluer, mais elle s’inscrit dans un débat à plus long terme sur le contrôle des moyens : les ingénieurs des Ponts et Chaussées se sont en effet constamment opposés à tout relâchement du contrôle sur les moyens de réalisation des projets, parce qu’ils sont convaincus que laisser les entreprises libres de leurs moyens, c’est leur laisser une marge de décision considérable dans la définition même de l’objet final.
49 On assiste donc à l’émergence d’une véritable revendication de propriété intellectuelle sur les projets dans les premières décennies du XIXe siècle. Pourtant, les Travaux Publics se distinguent ici d’autres domaines techniques où s’impose, surtout à partir de la Révolution avec le dispositif du brevet, une définition fondamentalement individuelle de la propriété intellectuelle sur les innovations techniques [55][55]Sur le dispositif du brevet : Gabriel GALVEZ-BEHAR, La…. Le projet a ceci de commun avec le brevet que tant qu’il n’est pas constitué selon une procédure administrative bien précise, selon un certain nombre de règles de présentation et d’inscription, l’idée technique n’appartient à personne [56][56]Même s’il faut là encore que le candidat au brevet apprenne les…. Mais le projet se distingue très clairement du dispositif du brevet. Il s’en distingue d’abord par l’insistance sur l’innovation, qui peut être tout à fait secondaire dans le cadre des projets [57][57]L’histoire des techniques a tendance à privilégier l’innovation… : un projet dans les Travaux Publics propose de réaliser une nouvelle communication et en ce sens il constitue bien une nouveauté, qui peut transformer le monde de manière significative, mais le projet n’a pas nécessairement besoin d’innover techniquement, tant pour la conception que pour la réalisation [58][58]Il peut bien entendu y avoir des innovations dans les…. Il s’en distingue surtout par l’esprit du dispositif. La loi du 25 mai 1791 sur les brevets exclut l’examen préalable : le brevet permet donc d’enregistrer une propriété intellectuelle indépendamment de la faisabilité, de l’utilité, des conséquences sociales de l’objet envisagé [59][59]G. GALVEZ-BEHAR, La République des inventeurs, op. cit., p. 23,…. Le projet au contraire s’inscrit fondamentalement dans un dispositif d’examen préalable, qui vise non seulement à autoriser et à contrôler un certain type de travaux, mais surtout à définir, à décider, ce que doit être l’ouvrage et comment il doit être réalisé. Enfin, le projet se distingue radicalement du brevet, parce qu’il ne constitue pas une propriété individuelle : lorsqu’une idée est formalisée dans un projet, elle n’appartient certes plus à personne, mais elle n’appartient pas non plus nécessairement à quelqu’un. Tant que la décision politique n’autorise pas un ouvrage, l’appropriation des projets reste ambiguë, pour deux raisons qui se recoupent largement. D’une part, la multiplicité des acteurs qui participent à son élaboration, sa rédaction, son examen, sa réalisation, qui tous vont avoir des prétentions sur le projet. D’autre part, les projets de Travaux Publics sont conçus comme des objets d’État, et à ce titre l’action dont il est ici question est toujours d’une certaine manière celle de l’État, posant par conséquent une question délicate : qui agit lorsque l’État agit ?
L’initiative et le partage des pouvoirs
50 La question des droits du concepteur sur son projet se pose aussi et surtout à l’intérieur du corps des Ponts et Chaussées. À l’image des savants qui sont, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, de plus en plus soucieux d’inclure dans leurs travaux une généalogie de la question traitée afin de mieux marquer la nature et l’importance exacte de la nouveauté qu’ils apportent et ainsi soutenir leur priorité dans l’énonciation d’un savoir nouveau, le rapport des ingénieurs à l’antériorité concerne directement leur appropriation du projet. Dans le corps des Ponts et Chaussées au début du XIXe siècle, chaque projet est attribué à un ingénieur qui en a la charge et qui acquiert par là un droit à l’initiative : ce droit signifie qu’il peut présenter sa version du projet, que ses collègues pourront certes critiquer et modifier lors de l’examen collectif du projet en assemblée, mais sans toutefois lui opposer un projet alternatif. La procédure ordinaire de composition et d’examen des projets est donc une procédure à projet unique, réglée par une certaine civilité. L’assemblée doit respecter l’initiative de l’ingénieur, de sorte que celui-ci puisse se déclarer l’auteur du projet, ce qui n’est possible que si les modifications exigées par l’assemblée restent minimes et n’apparaissent pas comme une véritable alternative. Symétriquement, l’ingénieur doit accepter les corrections de l’assemblée, de sorte que celle-ci puisse considérer que le projet est aussi celui du corps, qui l’a collectivement validé et en assume collectivement la responsabilité [60][60]Voir F. GRABER, « Le nom et le corps – Personnalisation et…. S’il est important, pour un ingénieur comme Bruyère, dans le cas de l’Ourcq, de poser son antériorité dans le processus du projet, c’est qu’il peut faire valoir plus ou moins explicitement un droit à l’initiative, synonyme de paternité sur l’ouvrage, de prestige et de célébrité. Si ses collègues ne peuvent pas s’opposer à la nomination (politique) de Girard à la tête du projet, ils espèrent au moins lui imposer qu’il respecte l’antériorité d’autres travaux, c’est-à-dire qu’il se cantonne à être l’exécutant du projet d’autrui et ne prétende pas avoir l’initiative [61][61]Cette argumentation est explicite en particulier chez….
51 Le couple concepteur/exécutant ne renvoie donc pas à une opposition stricte entre deux tâches distinctes, mais plutôt à une définition de la part qui revient à chacun dans le projet, en termes de paternité et de prérogatives. De l’administrateur jusqu’à l’entrepreneur en passant par l’ingénieur, chacun se pense à la fois en concepteur et en exécutant : d’un côté, chacun considère avoir l’initiative, au moins sur une certaine partie du projet, d’un autre côté, chacun agit au nom de quelqu’un d’autre, un supérieur hiérarchique, une institution comme le corps des Ponts et ultimement l’État. Les ingénieurs cherchent à faire coïncider les intentions du donneur d’ordre, du gouvernement en l’occurrence, principale source de légitimité, avec le travail de définition et de rédaction du projet qui leur est propre. Le projet peut donc être considéré comme l’institutionnalisation d’un ensemble de règles, de civilités, de prérogatives, de procédures – certaines de nature juridique ou réglementaire, mais d’autres tout à fait implicites – qui organisent l’action collective et ce qui revient à chacun. Un tel partage des pouvoirs et des tâches n’est jamais définitif et se trouve constamment renégocié, aux marges ou en profondeur.
52 Considéré sous cet angle, le projet n’est pas sans rappeler certains problèmes classiques des théories constitutionnelles : peut-on, doit-on, et comment séparer la volonté de l’action ? Les débats constitutionnels, surtout à partir de la période révolutionnaire, offrent des réponses diverses à ce genre de question, en particulier en articulant le pouvoir de l’initiative, celui de la délibération, et celui de l’exécution [62][62]Cf. Paolo COLOMBO, « La question du pouvoir exécutif dans…. Un corps comme les Ponts et Chaussées pose des questions troublantes dans l’ordre constitutionnel, puisqu’il combine un droit individuel à l’initiative, une activité délibérative de l’assemblée (même si elle est théoriquement soumise à l’autorité du directeur général des Ponts et Chaussées) et une activité de mise en œuvre et de contrôle des décisions. En articulant ces différentes tâches et prérogatives, le projet institue donc un mode administratif assez original.
Le seul projet possible
53 S’il y a projet, c’est qu’on juge nécessaire de se mettre d’accord au préalable sur ce qui sera construit et comment. Cette séparation entre un moment de décision et un moment de réalisation n’est jamais entièrement possible, mais elle est bien l’objectif : il s’agit d’éviter que la véritable décision soit prise ailleurs, en particulier dans le chantier. Le cas de l’Ourcq est là encore assez éclairant. Poussé par le préfet de la Seine et le directeur général des Ponts et Chaussées qui doivent rendre compte à Bonaparte de l’avancement du canal, Girard a commencé des travaux avant même que le projet soit examiné par l’assemblée. L’inquiétude qui domine alors chez ses collègues, c’est que Girard pourrait être en train de faire traîner les débats à l’assemblée, de repousser toujours le moment où il doit rendre un projet complet, de sorte que le chantier avance et qu’il n’y ait plus rien à discuter ou à décider parce que le canal serait construit. Le chantier peut devenir le lieu de la décision, au sens d’un fait accompli, ce qui pour les ingénieurs serait un véritable scandale, puisque cela reviendrait à accepter que Girard ait pu décider seul.
54 Un trait important du projet, conçu comme processus, c’est qu’à son terme, il y a un ouvrage et un seul qui est effectivement construit. Le projet permet donc de passer d’un possible plus ou moins vaste à une seule réalisation. Il permet surtout de légitimer cet unique ouvrage comme étant celui qui doit être construit. Mais comment obtient-on cette unicité finale ? Dans les Ponts et Chaussées des années 1800, la solution consiste à ne jamais produire qu’un seul projet. Celui-ci est modifié et retravaillé jusqu’à ce qu’il convienne, mais on évite autant que possible d’introduire des alternatives, qui risquent de diviser les ingénieurs, de froisser le droit d’initiative de certains ou de créer des partis. L’unicité du projet et l’absence d’alternative sont liées, en effet, au mode de décision dans l’assemblée des Ponts et Chaussées, à la préférence des ingénieurs pour les décisions par consensus et à leur rejet du vote : celui-ci, introduit par les réformes révolutionnaires comme mode légal de décision dans l’assemblée, s’est rapidement avéré problématique. Le vote, en particulier, crée une minorité et une majorité : les ingénieurs considérant le projet selon une approche assez rationaliste comme relevant de la vérité, la minorité ou la majorité doit se tromper, ce qui est scandaleux et ne peut s’expliquer que par la corruption des membres, ou par un déficit de compétence ou d’implication dans les débats précédant le vote. Les ingénieurs préfèrent donc un mode de décision consensuel, reposant sur la disparition progressive des objections, garantie par des prises de paroles inégalitaires, hiérarchiques [63][63]Cf. F. GRABER, « Obvious decisions : decision making among…. Les alternatives posent par ailleurs un problème méthodologique : les ingénieurs ne disposent pas d’outils qui leur permettraient d’organiser des comparaisons probantes. Dans les situations où des alternatives émergent malgré tout, où des initiatives concurrentes, passées ou présentes, ne peuvent pas tout à fait être ignorées, les ingénieurs cherchent à en revenir à un examen à projet unique : un travail de clarification s’impose alors, où il s’agit d’exclure différentes propositions comme n’étant pas un projet tout court (pas dans les formes, les procédures requises) ou comme n’étant pas le bon projet, parce que ne répondant pas à la commande, à l’intention des premiers concepteurs, etc.
55 Même dans les cas non polémiques, l’ingénieur en charge du projet procède à ce genre de clarification, qui vise à convaincre l’assemblée que son projet est bien le bon. Cet exercice argumentatif se présente généralement sous le mode de la solution : le projet entend en effet répondre à une situation présente élaborée comme un problème [64][64]C’est, nous l’avons vu, un trait caractéristique de l’activité…. Mais il n’y a pas de problème naturel en soi et le travail de l’ingénieur consiste précisément à constituer un tel problème pour que son projet apparaisse comme la solution raisonnable et adaptée. Dans la procédure à projet unique qui caractérise le corps des Ponts et Chaussées au début du XIXe siècle, l’ingénieur s’efforce même que son projet apparaisse comme le seul projet possible, afin de limiter autant que faire se peut l’espace laissé à la critique de ses collègues. Le problème et sa solution sont donc constitués ensemble de manière à être aussi ajustés que possible. C’est en articulant ce qui est nécessaire ou ordonné, ce qui est raisonnable ou avantageux, ce qui est difficile ou impossible, que l’ingénieur élabore son problème, son projet. Les mémoires justificatifs et en particulier les réflexions historiques, qui y occupent une bonne place, jouent un rôle tout à fait important dans ce travail d’élaboration du bon problème, du seul projet possible. C’est assez manifeste dans le cas de l’Ourcq, où les historiques mobilisés contribuent à définir ce que le projet doit être. L’inspecteur Gauthey, propose une histoire qui ignore volontairement tous les acteurs autres que lui-même : l’histoire se réduit à ce qu’il estime être son propre projet, horizon qui n’aurait jamais dû être dépassé. L’ingénieur Bruyère met en scène une histoire synchrone, réunissant des projets historiquement dispersés et les comparant comme des alternatives, ou plutôt des pseudo-alternatives, car elles ne sont là que pour être finalement écartées, pour faire apparaître sa proposition (sinon son projet) comme la seule plausible. L’ingénieur Girard enfin élargit l’histoire à une longue série d’initiatives variées, qui échouent ou réussissent sur un point ou un autre, et contribuent chacune à contraindre un peu plus le domaine du possible et du raisonnable : au terme de cette histoire, le projet de Girard est non seulement le seul possible, mais aussi le plus urgemment nécessaire [65][65]E.-M. GAUTHEY, Lettre au préfet, op. cit. ; Bibliothèque….
56 Derrière cette question de l’unicité finale du projet, ce qui guette les participants, en particulier l’ingénieur qui en a la charge, c’est le reproche de l’arbitraire, de l’action sans mesure et sans justification [66][66]Ce soupçon est d’autant plus commun que les différents acteurs,…. En envisageant une action qui doit être légitimée au préalable, le projet semble ouvrir une infinité de futurs possibles et pose donc une question politique majeure : que convient-il de faire et qui doit en décider ? La question de la légitimité de l’action apparaît d’autant plus problématique si l’on peut en envisager plusieurs : chacune présente des avantages et des inconvénients dans l’ordre incertain des affaires humaines, où il est toujours difficile de trancher. La solution, en ce début de XIXe siècle, consiste à refermer ce futur ouvert, à réintroduire artificiellement de la nécessité, à formuler autant que possible les projets dans des termes physiques susceptibles d’être plus contraignants [67][67]Cf. F. GRABER, « Inventing needs », art. cit..
57 Le projet est un objet largement ouvert à la critique : on semble toujours pouvoir en redéfinir les termes, l’intention, le problème – les grandes affaires techniques qui agitent les Ponts et Chaussées au début du XIXe siècle, celles du canal de l’Ourcq ou du canal de Saint-Quentin, en témoignent. Les formes du projet apparaissent alors comme un outil pour limiter et encadrer l’exercice même de la critique. L’autre face de l’unicité finale du projet, c’est qu’il faut parvenir à ce terme : les formes du projet doivent donc aussi imposer une certaine irréversibilité au processus et empêcher autant que possible que la discussion soit constamment rouverte, que le projet soit recommencé. En même temps qu’elles donnent lieu à des consultations, des discussions, les formes du projet visent une certaine extinction de la critique.
58 Notre analyse du projet débouche sur deux pistes de recherche.
59 D’une part, plutôt que de considérer le projet essentiellement comme un vecteur de création et de conception individuelles, il faut insister sur la dimension collective de l’exercice du projet, la multiplicité des intervenants dans et hors le corps des Ponts et Chaussées (ingénieurs, administrateurs, entrepreneurs, habitants, etc.) Dès lors, la question importante devient l’articulation entre les différents participants, qui tous veulent avoir une part à cette action collective, c’est-à-dire entendent défendre ce qu’ils estiment être leur rôle dans cette action. La question du projet est bien celle d’une idée qu’on réalise, mais qui a l’idée, qui la précise, qui la formalise, qui la discute, qui la réalise, qui la contrôle ? En somme, qui décide et dans quel cadre ce qui doit être construit et comment cela doit être construit, ces deux aspects, le quoi et le comment, étant généralement indissociables ? Une telle action collective n’a pas un agent, mais la question de qui agit devient centrale. Le projet a donc aussi une dimension délibérative – il s’agit de convaincre ceux qui sont habilités à discuter et à décider du projet – une délibération qui prend place dans certains lieux, dans une certaine configuration sociale et politique, où les conventions et les règles (par exemple le droit à l’initiative que nous avons évoqué pour les ingénieurs des Ponts et Chaussées) sont cruciales.
60 D’autre part, plutôt que d’insister sur l’indétermination, sur l’innovation et la singularité des situations, il faut considérer la professionnalisation du projet, le fait que les personnes impliquées se retrouvent régulièrement dans le même genre de situations avec le même genre d’acteurs. On observe, à partir du XVIIe et surtout du XVIIIe siècle dans l’univers des ingénieurs, une véritable institutionnalisation des formes du projet : les projets se formalisent et se standardisent de plus en plus, manifestement pour répondre aux problèmes posés par cette nature collective des projets. Cette question du rôle et de l’importance tenue par chacun des participants dans le projet est très générale : le projet est le lieu de rencontre d’individus et de groupes aux intérêts, aux objectifs, aux civilités très différents, qui ne partagent pas une même culture, n’ont pas les mêmes compétences, ni parfois le même langage ; le projet doit donc être constitué d’un ensemble de procédures, d’objets stabilisés, qui permettent à ces groupes de gérer les participations à l’action collective, leurs relations souvent asymétriques, la confiance et le contrôle. Ces questions deviennent de plus en plus importantes à mesure que les projets se multiplient : c’est lorsque les projets deviennent une activité répétée qu’ils s’institutionnalisent ; leur formalisation croissante peut être mise en relation avec la multiplication des projets de routes, de canaux puis de chemins de fer, qui ramènent régulièrement les acteurs de ces entreprises à un certain nombre de situations types.
61 L’innovation apparaît donc ici indissociable de l’émergence de véritables professionnels du projet, de véritables modes de fonctionnement du projet. Certes, le projet se propose de réaliser un objet nouveau, mais son insistance est d’abord et avant tout sur l’organisation et le contrôle du futur. Le projet, comme forme d’action normalisée, régularisée, est une nouvelle manière d’articuler les temporalités, qui conjugue innovation et répétition. Le projet semble, à cet égard, se rattacher à l’univers industriel naissant, qui tout en ouvrant le futur à la nouveauté, à de nouveaux objets, s’emploie à les inscrire dans un fonctionnement aussi contrôlé que possible, où le futur est prévisible parce qu’il est (dans une certaine mesure) reproductible.
62 En considérant le projet comme une forme d’organisation de l’action collective, forme indissociablement technique, sociale et politique, nous avons essayé de dégager quelques traits qui nous semblent caractériser le projet dans les Travaux Publics des années 1800. Ce portrait est nécessairement limité, mais il offre un point de comparaison pour une étude à plus long terme des transformations de ces formes projets dans les Travaux Publics, et au-delà dans d’autres contextes. Les nouvelles formes du projet qui apparaissent au XIXe siècle peuvent être étudiées comme révélatrices des transformations des différents acteurs du projet, de leurs relations et rapports de forces. Nous envisageons donc, à l’avenir, d’examiner la mise en place de nouvelles formes, en particulier l’apparition des avant-projets et des enquêtes publiques à la fin des années 1820. Dans un contexte plus attentif aux droits des propriétaires, la consultation préalable du projet par les particuliers (et par un certain nombre d’institutions comme les chambres de commerce et les conseils généraux) et l’enregistrement de leurs observations s’imposent comme une étape indispensable. Indépendamment de la redistribution des pouvoirs qu’elle induit, cette publication préalable impose aussi une redéfinition des formats : l’avant-projet émerge ici comme un objet permettant de présenter de manière succincte et provisoire le projet au public. Cette publicité donnée au projet va d’ailleurs poser de manière nouvelle la question de son appropriation, dans la mesure où il devient facile de prendre connaissance des études et propositions des concurrents.
Notes
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[1]
Luc BOLTANSKI et Eve CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. Ulrich BRÖCKLING, « Projektwelten. Anatomie einer Vergesellschaftungsform », Leviathan, 33-3, 2005, p. 364-383, insiste davantage sur la polysémie du terme et cherche une origine du moi entrepreneurial (das unternehmerische Selbst) dont il voit une préfiguration dans le faiseur de projet de l’époque moderne. En ligne
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[2]
C’est typiquement la position de Jean-Pierre BOUTINET, Anthropologie du projet, Paris, PUF, 1990.
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[3]
Ainsi le terme « programme » semble avoir un sens assez précis en architecture, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, où il désigne une première étape de discussion entre l’architecte et le commanditaire dans laquelle sont fixés et articulés un certain nombre de faits contraignants pour celui-là. On peut remarquer que l’ingénieur des Ponts et Chaussées Louis BRUYÈRE (Études relatives à l’art des constructions, Paris, Bance, 1823, 1er recueil, p. 8) auquel on se réfère en général pour discuter ce terme de programme, ne l’utilise que pour ses projets d’architecture et que le terme est systématiquement absent de ceux concernant les Travaux Publics, ce qui ouvre à une réflexion sur les spécificités contextuelles des formes du projet.
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[4]
Voir l’article « Projeter », in Alain REY (éd.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1995, p. 1645. Projeter et projet reprennent le sens abstrait du verbe jeter, comme concevoir, faire un premier jet. Le terme projet apparaît dans les dictionnaires de langue à la fin du XVIIe siècle, chez RICHELET (1680) et FURETIÈRE (1690), dans le sens général de dessein et pour parler des plans en architecture.
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[5]
Daniel DEFOE, An Essay upon Projects, 1697, « Author’s introduction », consulté le 24 février 2011 sur http://ebooks.adelaide.edu.au/d/defoe/daniel/d31es/introduction2.html ; Alex KELLER, « The age of the projectors », History Today, 16-7, 1966, p. 467-474 ; Maximilian E. NOVAK (ed.), The Age of Projects, Toronto, The University of Toronto Press, 2008. Sur les faiseurs de projet, voir aussi Markus KRAJEWSKI (Hg.), Projektemacher. Zur Produktion von Wissen in der Vorform des Scheiterns, Berlin, Kulturverlag Kadmos, 2004. La plupart des chercheurs qui se sont intéressés au faiseur de projet sont des spécialistes d’histoire littéraire ou des médias. Cela n’est probablement pas un hasard : le lien entre faiseur de projet et homme de lettres mériterait d’être approfondi, tant la dimension rhétorique et littéraire de ces projets est importante, tant sont nombreuses les implications d’hommes de lettres dans ces projets. On peut évoquer, à titre d’exemple, celles de Mirabeau et Beaumarchais comme pamphlétaires au service d’entreprises hydrauliques concurrentes à la fi n du XVIIIe siècle. Je remercie Jean-Christophe Igalens de m’avoir signalé l’importance des projets de tous ordres dans les activités de Casanova.
-
[6]
Ce faiseur de soi-même est par exemple mis en avant par le caméraliste Johann H.G. von JUSTI, « Gedanken von Projecten und Projectmachern », in Politische und Finanzschriften über wichtige Gegenstände der Staatskunst, der Kriegswissenschaften und des Cameral- und Finanzwesens [1761], Aalen, Scientia Verlag, 1970, vol. 1, p. 256-281.
-
[7]
L’article « projet » de Fortunato Bartolomeo de FELICE (Encyclopédie ou dictionnaire universel raisonné des connaissances humaines, Yverdon, 1774, tome 35, p. 341-356), relevant de la philosophie politique, est ainsi largement consacré à une histoire des grands hommes vue sous l’angle des projets : le projet de Bacon, le projet de Mahomet, le projet de César, etc.
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[8]
Le théâtre des XVIIe et XVIIIe siècles est particulièrement riche de comédies qui ridiculisent les faiseurs pour leur projets impossibles ou fantaisistes, ou leurs victimes, investisseurs trop naïfs, par exemple dans John WILSON, The Projectors (1664) ou Felix WEISS, Der Projektmacher (1769). Cf. Jan LAZARDZIG, « “Masque der Possibilität”. Experiment und Spektakel barocker Projektmacherei », in H. SCHRAMM, L. SCHWARTE, J. LAZARDZIG (Hg.), Spektakuläre Experimente : Praktiken der Evidenzproduktion im 17. Jahrhundert, Berlin, Walter de Gruyter, 2006, p. 176-212, en particulier p. 181-184.
-
[9]
F.B. de FELICE, « Projet », in Encyclopédie, op. cit., p. 342.
-
[10]
Von JUSTI, Politische und Finanzschriften, op. cit. ; Georg Heinrich ZINCKE, « Vorrede worinnen von Projecten und Projecten-Machern gehandelt wird », in Peter KREZSCHMER, Oeconomische Vorschläge, Halle & Leibzig, 1744, p. 5-48.
-
[11]
Daniel DEFOE, An Essay upon Projects, op. cit., chapitre 2 : « Of projectors » (ma traduction). L’idée que le projet est un fruit du désespoir et une stratégie de survie, se retrouve avec diverses nuances chez d’autres auteurs. F.B. de FELICE (« Projet », in Encyclopédie, op. cit., p. 349) considère ainsi les faiseurs de projet comme étant « à l’ordinaire des gens qui n’ayant point réussi à régler leurs affaires et leur propre conduite s’érigent en réformateur du gouvernement ».
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[12]
Ibid., p. 349.
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[13]
Kimberly LATTA, « “Wandring ghosts of trade whymsies” : projects, gender, commerce, and imagination in the mind of Daniel Defoe », in M. NOVAK (ed.), The Age of Projects, op. cit., p. 141-165 ; Steven PINCUS, « A revolution in political economy ? », in ibid., p. 115-140, et S. PINCUS, « La Révolution anglaise de 1688 : économie politique et transformation radicale », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 58-1, janvier-mars 2011, p. 7-52.
-
[14]
Jeremy BENTHAM, Defence of Usury ; Shewing the Impolicy of the Present Legal Restraints on the Terms of Pecuniary Bargains, Londres, Payne, 1787, notamment lettre XIII « To dr. Smith, on projects in arts, etc. », p. 129-192. Bentham se réfère à l’édition de 1784 de la Richesse des Nations de Smith. Sur ce débat : Daniel DIATKINE, « “Au risque d’un solécisme…” : Keynes, l’école classique et Smith », in Nouvelles perspectives de la macroéconomie. Mélanges en l’honneur du doyen Alain Barrère, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, p. 43-58 : selon lui, on peut considérer la Richesse des Nations comme un livre écrit avant tout contre les faiseurs de projets.
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[15]
J. BENTHAM, Defence of Usury, op. cit., p. 169-170, décrit la voie du progrès comme semée de gouffres qui réclament des victimes humaines : une fois les gouffres comblés, la voie devient sûre pour les suivants. Sur la dimension positive ou négative de l’échec au cœur des projets, voir M. KRAJEWSKI (Hg.), Projektemacher, op. cit.
-
[16]
Un des premiers exemples de Defoe est très révélateur à cet égard : celui du chercheur de trésor William Phips, qui dans les années 1680 réunit des fonds pour monter une expédition et retrouver plusieurs centaines de milliers de livres d’argent qui ont sombré dans le naufrage d’un navire espagnol. Comme le remarque Defoe, les chances de réussite étaient bien maigres et le projet avait tout d’une chimère : s’il avait échoué, Phips et son projet n’était plus que « Don Quichotte face aux moulins à vent » ; mais, contre toute attente, il trouve le trésor et reverse l’essentiel à ceux qui ont financé son entreprise. C’est le succès qui fait d’une mauvaise affaire un bon projet. On trouve d’ailleurs de véritables catalogues de ces projets apparemment fous, déraisonnables ou impossibles, qui pourtant ont réussi (ou inversement de projets raisonnables qui ont échoué) – paradoxe auquel l’esprit baroque était particulièrement sensible. Voir J. LAZARDZIG, « “Masque der Possibilität” », art. cit., p. 199, qui se réfère entre autres à Johann Joachim BECHER, Närrische Weissheit und weise Narrheit, Francfort, 1682.
-
[17]
Quelques historiens des sciences ont d’ailleurs relevé l’importance de cette figure du faiseur de projet. Voir en particulier les travaux de Larry STEWART, The Rise of Public Science : Rhetoric, Technology, and Natural Philosophy in Newtonian Britain, 1660-1750, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 et « Measure for measure : projectors and the manufacture of enlightenment, 1770-1820 », in M. NOVAK (ed.), The Age of Projects, op. cit., p. 370-390.
-
[18]
Voir le dossier de la revue Osiris, 25-1, 2010 : “Expertise and the Early Modern State” ; et Christelle RABIER (ed.), Fields of Expertise : a Comparative History of Expert Procedures in Paris and London, 1600 to Present, Cambridge, Cambridge Scholars Publishing, 2007.
-
[19]
Eric ASH, « Introduction. Expertise and the early modern state », Osiris, 25-1, 2010, p. 1-24. Plusieurs figures importantes de l’époque moderne, comme l’ingénieur ou le mécanicien, rentrent tout à fait dans le cadre de cette analyse. Sur les mécaniciens : Gian Enrico BERNASCONI, « L’objet portatif : production, consommation, représentations à l’âge pré-industriel », thèse d’histoire, Université Paris 1 et Humboldt Universität zu Berlin, 2009, en particulier p. 115-118.
-
[20]
Cf. aussi Simon SCHAFFER, Lissa ROBERTS, Kapil RAJ, James DELBOURGO (eds.), The Brokered World : Go-betweens and Global Intelligence, 1770-1820, Sagamore Beach, Science History Publications, 2009.
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[21]
Voir Eric ASH, Power, Knowledge, and Expertise in Elizabethan England, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2004.
-
[22]
On peut évoquer en particulier les projets d’inventeur par souscription, qui offrent une solution originale au problème de la confiance et du contrôle en impliquant les souscripteurs de différentes manières dans le projet. Cf. Marie THÉBAUD-SORGER, « How the subscription system integrated the strategies of inventors in France and Britain in 18th century », inédit.
-
[23]
L’idée que le faiseur de projet disparaîtrait et serait remplacé par une autre figure techno-scientifique a été évoquée par plusieurs auteurs. J. LAZARDZIG, « Masque der Possibilität », art. cit., p. 178 et 204, soulignant le caractère fondateur du faiseur et de ses projets pour les sciences modernes, considère que celles-ci se seraient émancipées au cours du XVIIe siècle, grâce à de nouvelles formes de savoirs qui insistent sur le contrôle et la preuve. Le faiseur cèderait la place au savant et disparaîtrait au XVIIIe siècle, thèse qui nous semble difficilement défendable, au vu de l’importance des faiseurs et des discours sur ceux-ci jusqu’au début du XIXe siècle. M. KRAJEWSKI (Hg.), Projektemacher, op. cit., propose une autre chronologie qui verrait reculer le faiseur de projet au XIXe siècle, remplacé alors par l’ingénieur, thèse également problématique, puisque la figure de l’ingénieur émerge au cours de la Renaissance. Plutôt qu’à un remplacement, il nous semble qu’on assiste à l’émergence de formes nouvelles du projet, qui cherchent à sortir de l’ambiguïté du faiseur sans tout à fait y parvenir.
-
[24]
F.B. de FELICE, « Projet », in Encyclopédie, op. cit., p. 355.
-
[25]
Jacques GUILLERME, L’art du projet. Histoire, technique et architecture, Wavre, Mardaga, 2008. Il est assez remarquable que dans des articles qui cherchent à retracer avec force détails la généalogie et les spécificités de concepts ayant trait à la technique et à l’architecture, le terme projet, mis en valeur par le titre, ne soit l’objet que de remarques marginales. En choisissant ce titre, les éditrices (Hélène Vérin et Valérie Nègre) entendent projet en un sens assez général, comme un synonyme de conception technique.
-
[26]
La réduction en art correspond à la publication, sous une forme brève, systématique et méthodique, d’un savoir préalablement dispersé, rendu ainsi accessible au plus grand nombre. Ces productions livresques ont alors l’ambition de ramener l’action à une série d’opérations, afin qu’un concepteur puisse atteindre rapidement et systématiquement un résultat recherché. C’est ainsi que se constituerait « l’Art », comme « type de savoir nouveau […] distinct à la fois des sciences et des métiers » : Pascal DUBOURG GLATIGNY, Hélène VÉRIN (éd.), Réduire en art. La technologie de la Renaissance aux Lumières, Paris, Éditions de la MSH, 2008, p. 12.
-
[27]
Dans la continuité de J. Guillerme, H. Vérin relève la tension entre une telle vision mécaniste de la conception, où l’on se contenterait d’appliquer des règles, et la possibilité pour le créateur d’innover.
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[28]
On peut discuter si la réduction en art doit être comprise comme une ouverture au plus grand nombre ou s’il s’agit d’abord de convaincre un patron qu’il est la bonne personne pour réaliser des projets.
-
[29]
H. VÉRIN, La gloire des ingénieurs. L’intelligence technique du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1993, p. 12.
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[30]
H. VÉRIN, « Un “document technographique” : le devis. Marine royale et fortifications aux XVIIe et XVIIIe siècles », Techniques et Culture, 9, 1987, p. 141-167.
-
[31]
L’histoire de l’invention elle-même a déplacé son attention, ces dernières années, de la mise en valeur de la figure individuelle de l’inventeur vers des dimensions collectives de l’invention : Liliane HILAIRE-PÉREZ, Dominique FORAY, « The economics of open technology : collective organization and individual claims in the “fabrique lyonnaise” during the Old Regime », in C. ANTONELLI, D. FORAY, B. H. HALL, W. E. STEINMUELLER (eds.), Frontiers in the Economics of Innovation and New Technology, Cheltenham, Edward Elgar Publishing, 2005, p. 239-254.
-
[32]
Nathalie MONTEL, Le chantier du canal de Suez (1859-1869). Une histoire des pratiques techniques, Paris, Presses de l’École Nationale des Ponts et Chaussées, 1998. L’originalité de ce livre est de considérer le chantier comme objet d’analyse historique, tant comme lieu que comme processus de production, avec ses aléas et ses singularités, comme moment d’innovation et de décision. Le chantier n’avait jusqu’alors intéressé que peu d’historiens, la plupart n’y voyant que la réalisation matérielle et fidèle de projets qu’on pouvait aussi bien étudier sur le papier, dans les plans et les devis : on ne s’attendait pas à ce que le chantier soit un lieu de définition de l’objet technique.
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[33]
Ibid., p. 292, 293 et 291.
-
[34]
Voir par exemple Yannick LE MAREC, « Construire leur accord : ingénieurs des Ponts et Chaussées et paysans des îles dans l’estuaire de la Loire (XIXe-XXe siècles) », Genèses, 40, 2000, p. 108-130, pour qui « l’observation des situations conflictuelles devient un bon moyen pour comprendre la manière dont les grands projets fonctionnent : à coups de petits arrangements » (p. 109-110).
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[35]
Pour un exemple de naissance technique (avortée) traitée sur ce mode : Bruno LATOUR, Aramis ou l’amour des techniques, Paris, La Découverte, 1992.
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[36]
Martin REUSS, « Seeing like an engineer : water projects and the mediation of the incommensurable », Technology & Culture, 49-3, 2008, p. 531-546 (cit. p. 531, ma traduction). En ligne
-
[37]
En particulier la littérature sur la pensée visuelle, dont l’ouvrage de Eugene FERGUSON, Engineering and the Mind’s Eye, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1992, a été l’un des plus influents.
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[38]
Voir par exemple W. E. BIJKER, T. P. HUGHES, T. PINCH (eds.), The Social Construction of Technological Systems. New Directions in the Sociology and History of Technology, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1987.
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[39]
Steven LUBAR, « Representation and power », Technology & Culture, 36-2, supplement, 1995, p. 54-82. Sur cette nouvelle tendance, voir aussi les travaux de John K. BROWN, « Design plans, working drawings, national styles – Engineering practice in Great Britain and the United States, 1775-1945 », Technology & Culture, 41-2, 2000, p. 195-238 ; ou Paul DOBRASZCZYK, « Image and audience – Contractual representation and London’s main drainage system », Technology & Culture, 49-3, 2008, p. 568-598. Ce dernier remarque d’ailleurs qu’en s’étant principalement attaché au dessin industriel, ce nouveau courant a délaissé l’ingénierie civile. L’insistance de ce courant sur l’impératif de contrôle (en particulier de la main d’œuvre) et sur les structures hiérarchiques de pouvoir serait propre au contexte industriel, et Dobraszczyk propose donc d’examiner les spécificités du dessin dans les Travaux Publics britanniques du second XIXe siècle, en particulier leur dimension contractuelle.
-
[40]
Nous nous rapprochons à certains égards de la socio-histoire des plans d’entreprise envisagée par Martin GIRAUDEAU, « La fabrique de l’avenir. Une sociologie historique des business plans », thèse de sociologie, université Toulouse II, 2010. Son introduction (p. 7-56) offre une perspective un peu différente de la nôtre sur les approches des plans et projets en sociologie et dans les sciences de la gestion.
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[41]
La présentation qui suit résulte d’une étude détaillée d’un certain nombre de controverses au sein du corps des Ponts et Chaussées sous le Consulat et le début de l’Empire, et plus particulièrement de celle concernant le canal de l’Ourcq. Ces disputes où les acteurs doivent expliciter et débattre des règles et des attentes, des infractions commises, permettent donc de dégager une image d’un fonctionnement ordinaire. Cf. Frédéric GRABER, Paris a besoin d’eau. Projet, dispute et délibération technique dans la France napoléonienne, Paris, CNRS Éditions, 2009. Sur le corps des Ponts et Chaussées en général, voir aussi Jean PETOT, Histoire de l’administration des Ponts et Chaussées, 1599-1815, Paris, Marcel Rivière, 1958 ; Antoine PICON, L’invention de l’ingénieur moderne. L’école des Ponts et Chaussées, 1747-1851, Paris, Presses de l’École Nationale des Ponts et Chaussées, 1992.
-
[42]
POTERLET, Code des dessèchemens, Paris, Fain, 1817 : commentant longuement la loi sur les dessèchements de 1807, il explicite un certain nombre des attendus, en matière de documentation, des formats, échelles, etc., et précise que bien que « la loi laisse aux entrepreneurs la faculté de lever eux-mêmes » les plans et autres pièces requises, « l’expérience a prouvé qu’un projet de cette nature ne peut être bien complètement rédigé que par un ingénieur des Ponts et Chaussées au fait des formes administratives ». Poterlet conseille donc à tous les entrepreneurs de confier la rédaction de leurs projets à l’ingénieur de leur département (p. 180-184).
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[43]
Sur l’idée de la précision comme valeur sociale, voir Norton WISE (ed.), The Values of Precision, Princeton, Princeton University Press, 1995.
-
[44]
Sur la pratique du nivellement comme valeur discriminante, voir F. GRABER, « Le nivellement. Une mesure pour l’action autour de 1800 », Histoire & Mesure, 2006, 21-2, p. 93-118.
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[45]
Sur cette question des règles de l’art et la manière dont on juge les infractions à celles-ci : F. GRABER, Paris a besoin d’eau, op. cit., p. 219-249.
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[46]
Séance de l’assemblée des Ponts et Chaussées du 5 ventôse an 11, Archives Nationales, Paris (désormais AN), F14* 10911.
-
[47]
Rapport sur un projet du citoyen Prault Saint-Germain, Séance du 13 vendémiaire an 10, AN F14* 10910.
-
[48]
Pour une évocation des dépenses engagées par Solages et Cie pendant les 5 années de leur activité, voir la lettre de Solages et Cie au conseiller d’État Crétet, 2 prairial an 9. Pour leur demande d’indemnisation, voir en particulier la lettre de Solages et Cie à Bonaparte, 27 frimaire an 11 : AN F14 685.
-
[49]
Lettre du Ministre des Travaux Publics au Garde des Sceaux, 2 décembre 1837, AN, F14 8900. Nous soulignons. Duboys a réussi à intéresser un certain nombre d’élus à sa proposition. Les Ponts et Chaussées, qui avaient d’abord exclu la direction par Étampes, se sont empressés à la fin de l’année 1836 de faire étudier une telle direction pour finalement l’adopter dans leur propre projet au début de 1837. L’administration soulignera que Duboys n’a d’abord pas présenté les pièces nécessaires, puis les a présentées trop tard ; d’ailleurs, Duboys, employé comme dessinateur chez divers ingénieurs, n’aurait pas eu matériellement le temps de faire son projet, qui ne serait qu’une pâle copie des travaux des Ponts et Chaussées dont il aurait eu connaissance par l’intermédiaire d’un conducteur véreux. Dans une situation professionnelle très précaire, Duboys se désistera en 1839 de son pourvoi devant le Conseil d’État.
-
[50]
La loi de 1807 encourage les entrepreneurs à assécher les marais en leur attribuant une part de la propriété foncière, mais elle donne la possibilité aux propriétaires de s’y opposer en réalisant eux-mêmes le dessèchement. L’article 6 du Titre I (POTERLET, Code des dessèchemens, op. cit., p. 133) énonce que « si ceux qui auront fait la première soumission et fait lever ou vérifier les plans ne demeurent pas concessionnaires, ils seront remboursés par ceux auxquels la concession sera définitivement accordée ». Pour un cas de discussion sur une telle indemnisation, voir AN F10 3771 : Consultation concernant une ancienne étude faite en 1809 des marais de la Somme.
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[51]
NOBLET et FRIMOT, Lettre à messieurs les ministres réunis en conseil, 25 avril 1839, Imprimerie de Maulde et Renou, p. 13.
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[52]
La commission est mise en place pour proposer des réponses à une crise du financement des canaux dans les années 1820. Voir N. MONTEL, « Une revue des savoirs d’État – De la genèse à la fabrique des Annales des ponts et chaussées au XIXe siècle », Habilitation à diriger des recherches, Université Paris 1, 2008, p. 27-85.
-
[53]
Casimir Périer dans la séance du lundi 8 décembre 1828, AN, F14 13859/1. La question de la communication se pose d’autant plus que la commission est en train de discuter de la mise en place d’enquêtes préalables aux Travaux Publics dans lesquelles les compagnies seraient amenées à donner un accès universel à leurs projets. Sur ces dispositifs d’enquêtes, voir F. GRABER, « Enquêtes publiques, circa 1830 », à paraître.
-
[54]
Tournon dans la séance du lundi 8 décembre 1828, AN, F14 13859/1.
-
[55]
Sur le dispositif du brevet : Gabriel GALVEZ-BEHAR, La République des inventeurs. Propriété et organisation de l’innovation en France (1791-1922), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, et Mario BIAGIOLI, « Patent republic : representing inventions, constructing rights and authors », Social Research, 73-4, 2006, p. 1129-1172.
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[56]
Même s’il faut là encore que le candidat au brevet apprenne les formes prescrites par l’administration compétente pour pouvoir se faire enregistrer.
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[57]
L’histoire des techniques a tendance à privilégier l’innovation par rapport aux usages, ce qui nous semble problématique dans l’étude des projets. Sur ce point, voir David EDGERTON, « De l’innovation aux usages – Dix thèses éclectiques sur l’histoire des techniques », Annales HSS, 53-4/5, 1998, p. 815-837.
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[58]
Il peut bien entendu y avoir des innovations dans les techniques utilisées, certaines étant même susceptibles d’être brevetées, en particulier lorsqu’elles s’apparentent à des procédés industriels.
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[59]
G. GALVEZ-BEHAR, La République des inventeurs, op. cit., p. 23, fait remarquer que l’absence d’examen préalable consacre le caractère naturel du droit de l’inventeur : l’invention appartient à son auteur comme « propriété de l’esprit », aucun examen ne saurait l’en priver.
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[60]
Voir F. GRABER, « Le nom et le corps – Personnalisation et collectivisation du travail chez les ingénieurs des Ponts et Chaussées autour de 1800 », Sociologie du travail, 49-4, octobre-décembre 2007, p. 479-495.
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[61]
Cette argumentation est explicite en particulier chez l’inspecteur Emiland-Marie GAUTHEY, qui lui aussi souhaite poser son antériorité sur le projet de l’Ourcq et replace Girard comme simple exécutant : Lettre au préfet de la Seine au sujet des travaux de dérivation du canal de l’Ourcq, Paris, Perronneau, 1803.
-
[62]
Cf. Paolo COLOMBO, « La question du pouvoir exécutif dans l’évolution institutionnelle et le débat politique révolutionnaire », Annales historiques de la Révolution française, 319, janvier-mars 2000, p. 1-26.
-
[63]
Cf. F. GRABER, « Obvious decisions : decision making among Ponts-et-Chaussées engineers around 1800 », Social Studies of Science, 37-6, 2007, p. 935-960.
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[64]
C’est, nous l’avons vu, un trait caractéristique de l’activité des ingénieurs dès le début de l’époque moderne. Voir H. VÉRIN, La gloire des ingénieurs, op. cit., p. 12-13.
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[65]
E.-M. GAUTHEY, Lettre au préfet, op. cit. ; Bibliothèque historique de la Ville de Paris, manuscrit 1177 : BRUYÈRE, Observations sur la dérivation de l’Ourcq, 22 nivôse an 11 ; GIRARD, Rapport à l’assemblée des Ponts et Chaussées sur le projet général du canal de l’Ourcq, Paris, Imprimerie de la République, an 12.
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[66]
Ce soupçon est d’autant plus commun que les différents acteurs, et particulièrement les ingénieurs des Ponts et Chaussées, peuvent être tentés de concevoir un projet plus difficile ou plus spectaculaire dans un but de glorification personnelle. Les accusations de ce type sont fréquentes dans les débats à l’assemblée.
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[67]
Cf. F. GRABER, « Inventing needs », art. cit.