- 1 . B. Garnot, 1998 donne un panorama historiographique.
- 2 . Cette vision a été explicitement formulée par Pierre Chaunu, notamment dans son avant-propos à l’ (...)
1L’histoire
de la justice d’Ancien Régime est restée longtemps cantonnée aux seules
inépuisables « causes célèbres », prétextes de descriptions
fascinées des peines et châtiments imposés par une justice décriée.
C’est seulement à partir des années 1960 et 1970 que l’activité
judiciaire est devenue pleinement un objet historiographique, lorsque
les méthodes mécanographiques ont permis de redécouvrir, avec de
nouveaux questionnements, les sources du contentieux pénal. Cela a
abouti à ce que l’on peut appeler l’histoire criminalo-judiciaire :
la description et l’analyse des comportements criminels et de leur
répression1 dont
le résultat le plus important a été l’énonciation de la théorie dite de
« la violence au vol ». Selon cette théorie, l’époque moderne a
été le moment du passage d’une criminalité essentiellement violente,
expression de mentalités encore rustres, à une délinquance
« économique », fondée sur le vol, suite à la fois à une
pacification des mœurs et à un enrichissement de la société2.
- 3 . Garnot, B., 1992.
- 4 . À vrai dire, nous en sommes encore à la déclaration d’intention. La bibliographie francophone se (...)
2Quelques
décennies plus tard, la remise en cause des postulats, des méthodes et
des résultats de cette école historiographique a entraîné la recherche
de nouvelles sources et de nouveaux questionnements3.
Dans ce contexte, les procès civils, restés complètement à l’écart de
l’histoire criminalo-judiciaire, commencent à émerger dans les
préoccupations des historiens4
et à apparaître comme un objet d’étude possible. Il semble en effet
bien difficile de faire l’histoire de la justice (et non plus seulement
du crime) sans se pencher sur un champ juridique qui formait l’essentiel
de l’activité des tribunaux (dans une proportion, peut-être, de plus de
90 %).
- 5 . Cet aspect n’est pas nouveau : les procès criminels ont aussi été utilisés dans ce sens. Cependan (...)
- 6 . « Law, civil as well as criminal, was, in many respects, something which people used », écrit J. (...)
- 7 . Évoquant la difficulté d’adapter en France la procédure du plea bargaining anglo-saxon, A. Garapo (...)
3L’intérêt de ces archives ne se résume pas, même si c’est déjà beaucoup, à leur statut de terra incognita,
de terres vierges n’attendant que leur défrichement (et déchiffrement)
par de courageux pionniers. Les archives civiles peuvent être utilisées
pour répondre à de multiples interrogations. Elles constituent d’abord
un formidable réservoir de données sur la vie économique, sociale,
culturelle, etc. des populations d’Ancien Régime5.
Mais il s’agit, dans cette perspective, moins de les étudier pour
elles-mêmes que de les utiliser comme un gisement de faits extérieurs à
l’activité judiciaire. Or c’est là le point essentiel pour nous. Les
archives civiles permettent, correctement interrogées, de redonner à la
justice toute sa dimension sociale, celle d’une activité permettant des
interactions complexes entre gouvernants et gouvernés, juges et
justiciables. C’est en effet d’abord dans le champ civil que la justice
était utilisée par les populations6 pour atteindre des objectifs propres. Cette idée d’utilisation, longtemps niée dans la culture juridique française7, renvoie à celle de choix,
opérés par les justiciables : choix (absolu) de plaider, ou de ne
pas le faire ; choix (relatif) de la juridiction, des procédures, des
arguments ; choix (absolu) d’arrêter ou de continuer. Insister sur
la capacité de choix, c’est redonner aux populations leur part
d’autonomie, c’est mettre au centre des préoccupations de l’historien
l’interaction qui s’établit entre les demandes des populations et les
objectifs de l’État. En un mot, les archives civiles, selon nous,
permettent de faire véritablement une histoire sociale de la justice.
- 8 . Garnot, B., 2006a, p. 9.
4Pourtant,
pour mettre en pratique ces intentions, il faut résoudre deux
paradoxes. Le premier réside dans la taille de ces archives, qui
constitue à la fois l’un de leurs intérêts essentiels et la difficulté
première pour leur traitement. Le second est historiographique, puisque
c’est au moment même où naît cet intérêt nouveau pour le champ civil que
les historiens hésitent de plus en plus à recourir aux méthodes
sérielles, largement utilisées dans le passé pour le traitement des
archives criminelles, et préfèrent s’en remettre à des méthodes comme
l’étude de cas. Benoît Garnot, un des meilleurs spécialistes de la
question, peut ainsi faire part, dans un ouvrage récent, « de [s]a
méfiance, largement étayée, pour l’histoire quantitative de la justice à
l’époque moderne »8.
Le problème essentiel en la matière est celui du « chiffre
noir » (différence entre la délinquance « réelle » et
celle enregistrée par les services de répression), incomparablement plus
élevé pour l’Ancien Régime que de nos jours. Non seulement les sources
dont dispose l’historien ne lui permettent absolument pas de connaître
la criminalité « réelle » (en admettant que celle-ci existe et
soit quantifiable), mais on peut même penser que le concept de
« chiffre noir » (qui suppose un écart à un idéal) est
inopérant pour l’Ancien Régime : le fait de porter à la
connaissance de l’autorité judiciaire étatique les faits délictueux
n’est en rien un comportement normal ou idéal. Est-il alors légitime et
utile de « compter » les procès civils, au moment même où l’on
cesse, pour des raisons épistémologiques majeures, de
« compter » les sources criminelles ?
5Le
but de cet article est de montrer que, justement, il est impossible
d’étudier la justice civile sans prendre en compte son caractère massif,
dont un traitement quantitatif peut rendre mieux compte qu’une étude de
cas. Reste que « compter » les procès civils soulève
également de nombreux problèmes, dans l’établissement du corpus, dans
les méthodes de comptage et de codage, etc.
- 9 . Piant, H., 2006a. Cette juridiction, dont le chef-lieu est actuellement situé dans le département (...)
- 10 . Nous connaissons bien les archives des tribunaux de première instance, mais beaucoup plus mal cel (...)
6Même
si un certain nombre de ces problèmes se pose de façon identique dans
le domaine criminel, ce qui permet ainsi de bénéficier de l’expérience,
bonne ou mauvaise, des études quantitatives des décennies antérieures,
d’autres sont spécifiques au champ civil. Notre travail se veut
essentiellement pragmatique : il s’agit d’exposer les méthodes, les
résultats et les difficultés que nous avons rencontrés dans l’analyse
d’environ douze mille procès civils traités par un tribunal royal de
première instance, la prévôté de Vaucouleurs9. C’est cette expérience que l’on voudrait partager ici, avec ses choix et même ses insuffisances10. Il ne s’agit pas de faire un « discours de la méthode » ex cathedra,
mais de contribuer à une réflexion sur l’intérêt de la justice civile
et sur le traitement méthodologique qui peut lui être appliqué. Pour
cela, après avoir évoqué le problème des sources, puis celui de leur
codage, nous terminerons par la présentation de quelques résultats
obtenus et des pistes de recherche possibles.
7Le
premier aspect à examiner est celui du choix de l’échantillon. Trois
approches sont possibles, comme l’ont montré les études sur les archives
criminelles : la première, que l’on peut qualifier de
macrojudiciaire, veut appréhender l’ensemble du contentieux existant
dans un système juridique ; la deuxième est fondée sur le recours à
des sondages (géographique, chronologique, thématique…) pour explorer
les archives d’une juridiction importante, sur un vaste ressort. Enfin,
la troisième, microjudiciaire, envisage le dépouillement exhaustif d’une
juridiction d’ampleur modeste.
- 11 . Rouet, G., 1999.
- 12 . Cf. l’introduction méthodologique dans l’ouvrage de G. Rouet, 1999, p. 7-35. De nombreux problème (...)
- 13 . On pense aux travaux du conseiller Montyon, étudié par J. Lecuir, 1974, mais aussi aux états stat (...)
8En
ce qui concerne le champ civil, la première a été tentée pour l’époque
contemporaine, en utilisant une source spécifique : le Compte général de l’administration de la justice civile et commerciale, publié à partir de 183111. Une telle approche, quoi qu’il en soit des problèmes qu’elle soulève12, est tout simplement impossible à réaliser pour la période moderne. Il n’existe d’abord aucune source comparable au Compte général,
ni à l’échelon de la Chancellerie, ni à celui des juridictions locales.
Non que les hommes d’Ancien Régime aient ignoré la préoccupation
statistique, qui justement s’affirme à partir du domaine criminel13,
mais le contentieux civil, perçu comme relevant de la gestion des
intérêts privés, y échappe. Aucune comptabilité, ni générale, ni
partielle, de l’activité civile des tribunaux n’a été entreprise et les
structures mêmes de l’institution judiciaire d’alors rendent impensable
toute éventuelle reconstitution a posteriori.
À moins de dépouiller toutes les archives de toutes les juridictions,
la connaissance de l’ensemble du contentieux ne peut que devenir un
nouveau « chiffre noir » aussi massif qu’insaisissable.
- 14 . Par nous, à la prévôté de Vaucouleurs, mais aussi par J. A. Dickinson, 1976. Autre approximation, (...)
- 15 . L’excellente étude sociojuridique de S. Perrier, 1998, sur la tutelle des mineurs ne peut évidemm (...)
9Pour
contourner cette difficulté, il est envisageable de se rabattre (comme
cela a été fait pour le criminel) sur les archives des juridictions
supérieures ou d’appel, dont le vaste ressort semble permettre
d’appréhender une part notable, significative, du recours judiciaire.
C’est malheureusement ici que le caractère massif du contentieux devient
un obstacle quasiment infranchissable. Si l’on accepte, comme ordre de
grandeur, un rapport d’une affaire criminelle pour vingt affaires
civiles, qui a été constaté à plusieurs reprises14,
il apparaît évident que le dépouillement des archives civiles d’un
parlement, ou même simplement d’un bailliage, ne peut se faire que par
des sondages (chronologiques ou thématiques) restreints, qui en limitent
la portée15.
L’appréhension du contentieux civil d’une juridiction importante ne
pourrait alors se faire que par l’addition de multiples sondages
chronologiques partiels, comme cela a été réalisé, par exemple, en
démographie historique. De tels programmes de recherche, qui supposent
une unité méthodologique encore problématique, ont montré à la fois leur
intérêt et leurs limites.
- 16 . La méthode de l’entretien étant évidemment fermée aux historiens, qui peuvent néanmoins consulter (...)
- 17 . L’autonomie réelle du niveau local n’est pas indépendance et les décisions des échelons supérieur (...)
10On
peut qualifier la troisième approche de microjudiciaire. Elle consiste,
plutôt que se lancer dans un sondage sur un vaste ressort, à préférer
un dépouillement exhaustif d’une juridiction de taille limitée. Avec un
ressort s’étendant sur une dizaine de villages (pour
5000 justiciables environ), la prévôté royale de Vaucouleurs, que
nous avons étudiée dans le cadre d’une thèse de doctorat, connaissait
pourtant d’une centaine de procès civils par an… L’intérêt apparaît
double : il s’agit d’embrasser l’ensemble du contentieux (civil et
criminel), jusqu’au niveau de l’affaire individuelle, et de le relier au
contexte socioéconomique local dans lequel il prend place. Autrement
dit, cela permet de répondre à des interrogations sur les relations que
les justiciables entretiennent avec l’institution16.
Les inconvénients d’une telle méthode, cependant, ne sont pas
négligeables : ainsi, la connaissance de la conclusion des procès
engagés reste incertaine, à cause de la possibilité de l’appel. Surtout,
l’immersion dans le niveau local peut limiter la nécessaire
généralisation des conclusions : un système judiciaire ne se résume
pas à la somme des procès intentés dans les juridictions inférieures17.
Or, par définition, des données très diverses (politiques
gouvernementales, évolution des juridictions supérieures, grands débats
du temps) échappent, sinon par ricochet, aux possibilités offertes par
une étude microjudiciaire.
11Suivons
le cheminement du chercheur désireux de s’atteler à l’étude du
contentieux civil et admettons qu’il ait choisi l’une ou l’autre des
deux approches possibles (microjudiciaire ou par sondage). Il se heurte
alors à un problème beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît : quel
va être son champ de recherche ou, pour le dire autrement, qu’est-ce que
« le civil » ? En effet, sous l’Ancien Régime, un procès
n’est pas civil par sa nature (si le conflit met en cause des intérêts
purement privés), mais par la procédure (dite « civile » ou
« ordinaire ») qui lui est appliquée. Cela s’explique par
l’absence de codification séparant clairement les deux domaines et par
le contrôle encore incomplet exercé par le ministère public sur le
déclenchement des procès « criminels » (c’est-à-dire traités
par la voie criminelle). Un particulier peut donc, sous certaines
réserves évidemment, employer aussi bien l’une que l’autre procédure
pour résoudre son litige. Les liens entre les deux voies procédurales
sont étroits, au point qu’il nous semble bien difficile d’étudier l’une
sans l’autre : des procès peuvent changer de procédure, en étant
soit « civilisés », soit « criminalisés ».
12Surtout,
des faits de même nature peuvent être traités aussi bien par l’une que
par l’autre, avec des conséquences différentes pour les parties en
cause. Bien entendu, on ne traite pas un homicide par la voie civile –
et encore : le cas des « quasi-délits », qui
correspondent à nos actuels homicides involontaires, est ambigu –, mais
certains vols peuvent s’y retrouver, tout comme des violences
« légères ». Voler du raisin risque fort d’amener à la
pendaison ; mais voler du blé conduit devant le juge civil pour
payer des dommages et intérêts. Le vol dans une succession est
expressément criminalisé par la doctrine… sauf si c’est la veuve qui
s’en rend coupable, auquel cas la criminalisation est (théoriquement)
interdite. Ces cas ne sont pas des exceptions : à la prévôté de
Vaucouleurs, nous avons trouvé autant
de procès pour injures (au sens du temps : coups et blessures et
insultes verbales) traités au civil qu’au criminel (environ deux cents
occurrences sur un siècle dans les deux cas). Il y a là de quoi
relativiser, pour le moins, les résultats de certaines études sur la
criminalité, fondées presque toutes sur les seules archives criminelles.
- 18 . Il s’agit des actes réalisés par un magistrat en dehors et indépendamment de tout procès : par ex (...)
13Le
législateur n’ayant jamais voulu, la doctrine n’ayant jamais pu mettre
de l’ordre dans tout cet entre-deux juridique, c’est bien dans
l’interaction entre les plaideurs et le juge que se font les équilibres
entre l’acceptable et l’inacceptable, le grave et le bénin. Et l’on voit
encore une fois l’intérêt considérable qu’il y a à s’approcher au plus
près, au niveau local, de la vie judiciaire des populations d’Ancien
Régime. À vrai dire, la façon souvent curieuse, pour nos esprits
habitués à une certaine rationalité administrative, avec laquelle les
greffiers d’Ancien Régime accomplissaient leur tâche contribue,
paradoxalement, à aider le chercheur : souvent, les affaires sont
si bien mêlées les unes aux autres qu’il est impossible, sans de solides
connaissances en droit procédural, de les distinguer. Autant alors les
étudier toutes… Ajoutons encore que voies civile et criminelle ne sont
pas seules à se partager les liasses d’archives : la juridiction
gracieuse, ou non contentieuse18,
en occupe une bonne part et il est nécessaire au chercheur de décider
s’il veut ou non la traiter. Dans la mesure où elle permet des
questionnements propres, mais demande des méthodes d’analyse
particulières, nous ne l’aborderons pas ici.
- 19 . Autant la bibliographie est pléthorique pour la procédure criminelle, autant elle est étique pour (...)
- 20 . On préférera les ouvrages de praticiens, comme ceux de C. Ferrière, 1769, F. Lange, 1729, P. Born (...)
- 21 . On décrit ici les procédures fixées par les deux grandes ordonnances de 1667 (au civil) et 1670 ( (...)
- 22 . Ferrière, C., 1769, v°« information ».
- 23 . Ordonnance de 1667, titre xx.
14La
connaissance du droit en général, et de la procédure en particulier,
est donc absolument nécessaire pour qui veut étudier les archives
judiciaires. On ne peut trop insister sur cette obligation dans le
domaine civil, la complexité de la procédure étant aggravée par
l’absence d’études d’ensemble facilement accessibles19 : force est souvent de se référer aux ouvrages du temps20. Sans entamer ici un cours de droit procédural, quelques points sont à souligner21.
Alors que la procédure criminelle, totalement écrite, est extrêmement
linéaire, faisant se succéder dans un ordre précis et immuable des
étapes nécessaires, de la plainte initiale jusqu’à la décision
définitive, la procédure civile, essentiellement orale, apparaît
beaucoup plus cyclique et évolutive : des parties, assignées par
huissier, comparaissent à l’audience, exposent leurs
« moyens » (arguments) avant que le juge ne rende une décision
qui, si elle ne juge pas sur le fond, entraîne un nouveau cycle
assignation-audience-sentence. Prenons l’exemple de la preuve par
témoins : au criminel, où on la nomme « information »,
elle a lieu après la plainte et constitue « le fondement du
procès »22 ;
c’est une étape (quasiment) obligée et, en tout cas, indispensable si
l’instruction se poursuit. Au civil, « l’enquête » est un
moyen de preuve parmi d’autres, requise ou autorisée dans certains cas,
interdite dans d’autres. Un procès civil peut dès lors aussi bien en
être dépourvu qu’en avoir plusieurs23…
La procédure civile est, si l’on veut bien accepter le terme, à
géométrie variable. Et ce sont les plaideurs eux-mêmes qui, dans une
large mesure, en déterminent le cours : personne, ni le juge, ni le
ministère public, ne réalisera les actes à leur place. À toutes ses
étapes, le procès est bien un acte volontaire, géré par des parties qui
en sont les principaux acteurs.
- 24 . On décrit ici ce qui a été notre expérience dans les archives de la prévôté royale de Vaucouleurs (...)
15En
conséquence, les archives du contentieux civil sont extrêmement
hétérogènes et éclatées. On doit suivre, parfois, un même procès dans
des documents très différents, que l’on peut répartir en quatre types
principaux24.
16L’essentiel
est contenu dans les registres (ou feuilles, ou liasses) d’audience
(premier type d’actes). Ces documents constituent, à notre sens, la base
de toute recherche, notamment quantitative, sur la justice civile.
D’abord parce qu’ils sont exhaustifs : normalement, tout procès
civil, au départ appelé « instance », quel que soit son
déroulement ultérieur, commence par une audience devant un juge, qui
écoute les arguments des parties et rend une décision ; ce peut
être une sentence définitive, un simple renvoi à audience ultérieure ou
un « appointement ». Nombre de ces instances se limitent à une
ou quelques audiences, soit que les parties aient abandonné la
procédure, ce qu’elles peuvent faire quasiment à discrétion (en
l’absence du ministère public), soit que la sentence rendue les ait
satisfaites. Ces cas, sans doute largement majoritaires dans l’ensemble
du contentieux, ne peuvent donc être étudiés que par le dépouillement
exhaustif des registres d’audience, puisqu’ils ne figurent dans aucune
autre source.
17Évidemment,
il arrive que le simple exposé à l’audience du différend ne suffise pas
au juge, qui peut donc « ordonner preuves », par exemple une
enquête ou une expertise. Dans la plupart des cas, ces actes, qui ne
font pas partie du déroulement ordinaire du procès, sont réalisés en
dehors de l’audience, sous la forme de procès-verbaux, dans des liasses
ou registres spécifiques (deuxième type d’actes). Il faut cependant
distinguer les « enquêtes sommaires », réalisées à l’audience
et donc consignées dans les registres d’audience, et les « enquêtes
secrètes », confectionnées sous forme de procès-verbaux. Ceux-ci
donnent lieu à une rémunération, appelée « vacations », pour
les hommes de loi qui y procèdent ou y assistent.
18Enfin,
lorsque le procès est disputé, que son enjeu est d’importance ou que le
dossier est particulièrement compliqué, le juge peut ordonner, par un
« appointement en droit », la mise par écrit des arguments et
leur dépôt au greffe pour examen. L’instance devient dès lors un
« procès par écrit » qui donne lieu à une sentence « en
chambre du conseil » (et non plus rendue à l’audience), consignée
dans des registres (ou liasses) spécifiques (troisième type d’actes). Ce
type de sentence est aussi appelé dictum,
« sentence par écrit », et même plus prosaïquement
« sentence à épices », puisqu’elle donne droit à une
rémunération pour le juge, alors que l’audience est gratuite. On le
voit, le parcours juridique et archivistique d’un conflit civil est
extrêmement variable et rend le dépouillement exhaustif
obligatoire : se contenter, par exemple, des registres de dictums
ne permettrait de connaître qu’une petite partie du contentieux. À la
prévôté de Vaucouleurs, on compte 831 affaires dans les registres
de sentence, alors que le contentieux total contenu dans les registres
d’audience peut être évalué aux alentours de 12 000 affaires.
19Ces
trois types de documents, essentiels et indispensables à toute
recherche, peuvent être complétés par d’autres, divers, qui peuvent
avoir un intérêt statistique : par exemple, les registres de
« présentations » (où un plaideur vient
« présenter » son procureur, indispensable à la procédure)
devraient normalement permettre une quantification. Ils sont cependant,
pour ce que l’on en a vu, d’un maniement délicat. D’abord, ils sont
muets sur l’identité de l’adversaire et sur le motif du conflit.
Ensuite, et surtout, le fait qu’un plaideur « présente » un
procureur n’induit pas forcément – et même loin de là – que le procès
aura lieu, les parties pouvant très bien s’arranger avant l’audience.
C’est peut-être même là le principal intérêt des registres de
présentation : permettre de mesurer la part des procès envisagés
mais non effectivement ouverts. C’est une des voies d’accès au problème
de la mesure de l’« infrajustice ».
20Une
fois l’échantillon observé défini et les sources retenues, quel
traitement leur appliquer ? Il faut d’abord affirmer qu’un
traitement uniquement quantitatif ou sériel des archives judiciaires
serait insuffisant : un compte rendu d’audience, une sentence, un
procès-verbal d’audition de témoins ne sont pas des actes neutres, qui
n’auraient de valeur que pris en série. Ils ont individuellement un plus
grand intérêt qu’un acte de baptême ou un relevé de prix : c’est
par le croisement des méthodes – quantitative et qualitative, mise en
série et études de cas – que l’on peut tirer le maximum de
renseignements de ces documents. Néanmoins, pour certains aspects, par
exemple le problème de l’évolution de l’activité, rien ne remplace la
quantification. Pour la réaliser, le premier problème est celui de
l’unité de compte. Deux possibilités existent, que l’on a essayées et
qui ont chacune des avantages et des inconvénients : on peut soit
compter les actes, soit compter les affaires.
- 25 . Dickinson, J. A., 1976 et 1982.
21Le
comptage des actes est le plus simple en ce qu’il suit la logique des
archives et demande peu l’intervention de l’historien, une fois qu’il a
choisi ses sources. C’est la méthode choisie, par exemple, par
J.A.Dickinson dans ses travaux sur l’activité civile des bailliages de
Falaise et Québec25.
Les caractères propres à la procédure civile, que l’on a évoqués
précédemment, amènent presque obligatoirement à choisir les registres
d’audience comme sources. Sauf à faire une étude juridique thématique,
le comptage des « sentences par écrit » (qui sont,
archivistiquement, tentantes du fait de leur localisation dans des
registres spécifiques) ne permettrait, par exemple, de tirer aucune
conclusion sûre, puisque leur proportion dans l’activité totale du
tribunal n’est pas constante. À Vaucouleurs, le nombre annuel de ces dictums
s’effondre (de vingt à trente par an à moins de un) au cours de la
période 1670-1790, alors que l’activité totale, mesurée en nombre
d’audiences, reste sensiblement la même, aux alentours d’une centaine
d’affaires par an. Si l’on ne disposait que de la première information,
on pourrait facilement, et faussement, en déduire une baisse de
l’activité du tribunal, alors qu’il faut plutôt y voir un redéploiement
de la demande de justice de la population locale, qui utilise davantage
le tribunal pour certains conflits et moins pour d’autres. Le décompte
des comptes rendus d’audiences est donc la seule base possible de
quantification pour une évaluation de l’évolution de l’activité.
22La
technique ne pose pas de problèmes majeurs, même si se présentent
toujours des situations qu’il est malaisé de faire rentrer dans des
catégories prédéterminées. C’est le cas par exemple des
« nechet » : lorsqu’une affaire, inscrite à l’avance sur
le registre, est appelée à l’audience et que personne ne se présente
pour plaider, le greffier de Vaucouleurs inscrit la mention
« nechet » (déformation de « n’échet » ?) en
face du nom des parties. Doit-on comptabiliser ces actes ?
23L’interprétation
reste cependant délicate si l’on ne tente pas un dénombrement des
affaires. Pour reprendre l’exemple précédent, le maintien à un haut
niveau d’activité des audiences tenues par le prévôt de Vaucouleurs
dissimule en fait des changements profonds dans l’utilisation faite par
les populations locales du recours judiciaire (baisse constante du
nombre de dictums civils et criminels, redéploiement des types
d’affaires, etc.), quasiment invisibles par le seul décompte des actes.
Le passage de la comparution à l’audience à l’affaire, unité de compte
juridique et logique, seule connue des justiciables est donc
indispensable. Peut-il être fait sans reconstitution nominative des
affaires, en postulant un rapport constant entre nombre d’audiences et
affaires ? Cela semble bien délicat, tant les paramètres varient
dans le temps et selon le type de procès : par exemple, les
affaires de dettes sont souvent réglées en une seule audience, le juge
se contentant de vérifier la réalité de la créance et ordonnant de payer
au défendeur, qui souvent n’est pas là. À l’inverse, les successions,
souvent très disputées, nécessitent beaucoup de temps, et d’audiences,
pour être résolues. Les expériences que nous avons menées montrent un
rapport audiences/affaires qui oscille entre 1,38 et 1,57, avec de
fortes variations selon le type d’affaires.
- 26 . Il semble que dans certains dépôts d’archives (à Toulouse, par exemple), le classement en « sacs (...)
- 27 . Exemples concrets : A fait un procès à B pour qu’il abandonne des terres qu’il exploite. B fait a (...)
24Le
décompte des « affaires » apparaît donc comme un horizon
indépassable, pour qui n’est pas trop pressé, celui des actes pouvant,
par exemple, être utilisé pour des comparaisons entre tribunaux. On l’a
dit plus haut, l’affaire est l’unité de compte logique, en ce qu’elle
correspond aux catégories juridiques de l’institution et aux catégories
mentales des justiciables (qui ont recours au tribunal pour
« leur » affaire). Le problème est que, sauf rares ( ?)
cas, l’affaire n’existe plus du point de vue archivistique26
et qu’elle nécessite donc une reconstruction de la part de
l’historien : il faut choisir, dans les registres d’audience, les
procès-verbaux, les registres de sentence, les actes qui appartiennent à
la même affaire. Pour faire une analogie avec la démographie
historique, il faut passer du simple décompte des actes de baptême,
mariage et sépulture à la reconstitution des familles. Or, l’opération
est beaucoup plus compliquée dans la justice civile qu’en démographie,
ou même dans la justice criminelle. Bien entendu, la grande majorité des
affaires, conclues en une ou deux audiences, ne posent pas de problèmes
importants de reconstitution, mais les cas limites sont loin d’être
exceptionnels et peuvent modifier, plus qu’à la marge, les
quantifications. Au criminel, on peut considérer qu’une affaire se
définit par un trinôme logique, constitué de l’acte délinquant, du
suspect et de son accusateur. Chacun de ces trois éléments est
nécessaire et est à peu près stable. Rien de tel au civil où,
rappelons-le, les plaideurs jouissent d’une grande autonomie dans la
direction des procès. Tout d’abord, il faudra y revenir, il est souvent
difficile de déterminer l’objet du litige, soit qu’il ne soit pas
explicité (notamment si l’affaire est abandonnée en cours de procédure,
avant sentence), soit qu’il y en ait plusieurs, qui peuvent être traités
conjointement ou successivement. De la même façon, les rôles respectifs
des parties sont changeants dans une procédure marquée par l’égalité de
chacun : il y a bien un « demandeur » initial, qui
introduit le procès contre un « défendeur », mais ces rôles
peuvent s’échanger au gré de la procédure, si le « défendeur »
introduit, par exemple, une « demande incidente » ou
« en dénonciation ». Un tiers demandeur « en
intervention » peut également apparaître, contre n’importe laquelle
des deux parties originelles27.
Il n’est d’ailleurs pas rare de voir le juge disjoindre des demandes
(et donc créer de nouvelles affaires) ou, au contraire, décider de
rassembler plusieurs affaires connexes en une seule.
- 28 . Le cas des « consorts » est par exemple délicat : comment tenir compte des demandeurs (ou défende (...)
25L’idéal
serait de disposer de la demande initiale, telle qu’elle est signifiée
au défendeur. Mais ces documents ne sont jamais ( ?) inclus dans la
procédure et, dans les registres d’audience, rien ne distingue la
première comparution des autres. L’existence d’une sentence simplifie
bien les choses, en ce qu’elle permet de repérer (assez) facilement les
parties en cause et les objets de litige, mais nombre d’affaires sont
abandonnées avant sentence et, de toute façon, celle-ci n’intervient –
par définition – qu’à la fin de la procédure, obligeant parfois à des
retours en arrière compliqués. En outre, la complexité des affaires
humaines est difficilement contenue dans les moules juridiques
préexistants et bien des affaires, officiellement distinctes, sont liées
entre elles, comme conséquences de luttes de pouvoir ou de conflits
familiaux, parfois plurigénérationnels. La reconstitution des affaires
est donc un travail très fastidieux et délicat, qu’il est préférable de
faire au cours du dépouillement, puis de vérifier en confectionnant, par
exemple, des index nominatifs. Même si la confection d’une base de
données informatique remplie avec des fiches individuelles par affaire
(plutôt que par acte) simplifie quelque peu le travail, le chercheur
doit souvent suivre ses intuitions en s’efforçant de constituer des
règles cohérentes et de les garder de façon constante28.
- 29 . Cf. par exemple la nomenclature actuelle, consultable sur le site internet du ministère de la Jus (...)
26Si
l’on veut aller plus loin qu’une simple évaluation de l’activité
globale, la répartition des actes ou des affaires par
« nature » apparaît nécessaire. Il s’agit d’une des méthodes
les plus fréquemment utilisées dans les études sur le domaine criminel.
Mais, une nouvelle fois, elle se révèle plus difficile au civil. Deux
problèmes différents se posent ; le premier concerne l’élaboration
d’une nomenclature. L’institution judiciaire contemporaine elle-même,
malgré la présence d’une référence cohérente et stable – le Code civil
–, a plusieurs fois changé ses classifications29.
Sous l’Ancien Régime, en l’absence de codification et dans un système
de pluralisme juridique qui fait cohabiter des normes concurrentes,
l’exercice est encore plus complexe. Un simple décalque des
nomenclatures d’aujourd’hui serait la pire des solutions : on
chercherait vainement à y caser, par exemple, le contentieux des droits
seigneuriaux ou ecclésiastiques, les litiges liés aux propriétés réelles
ou éminentes, les conflits découlant du régime complexe des
constitutions de rentes, etc. et, à l’inverse, nombre de catégories
actuelles (par exemple le droit des entreprises) sont sans objet pour la
période moderne. Le recours aux catégories juridiques du temps est
évidemment plus utile et légitime.
27Encore
faut-il bien voir que les centres d’intérêt de l’historien ne recoupent
pas forcément ces découpages : par exemple, la constitution d’une
catégorie « propriété », qui semble aller de soi, néglige la
distinction fondamentale entre actions possessoire et pétitoire. Le
pétitoire est l’action visant à contester la propriété d’une
terre ; le possessoire est l’action permettant au légitime
possesseur d’une terre de la recouvrer après qu’il en a été privé par
une voie de fait. Ces deux actions reprennent la distinction entre
propriété et possession. Quelle importance, pourra-t-on dire ? Elle
est grande, car ces deux types d’actions n’ont pas les mêmes
implications. L’action possessoire est faite pour les exploitants et a
pour fonction d’empêcher la perturbation de l’activité agricole par des
voies de fait ou des contestations incessantes. Elle avantage fortement
le demandeur, en admettant la preuve testimoniale et en réduisant les
possibilités du défendeur. L’action pétitoire, quant à elle, est
utilisée par les propriétaires qui veulent retrouver un bien usurpé.
Pour cela, il faut pouvoir exhiber ses titres de propriété, à
l’exclusion de tout autre moyen de preuve, tandis que le défendeur est
loin d’être réduit à l’impuissance. Par ces notations rapides, on voit
bien que ces deux actions ne sont pas entre les mains des mêmes
personnes. Au possessoire, le demandeur type, c’est le laboureur dont la
paisible exploitation d’une terre est troublée par un co-héritier, un
voisin, un ancien fermier, etc. Le demandeur au pétitoire, quant à lui,
est un gros propriétaire (notable local, seigneur, établissement
ecclésiastique, par exemple) plus ou moins absentéiste, qui découvre un
jour que des parties de son patrimoine ont disparu et qui tente de les
récupérer. De telles nuances ne peuvent être décelées que si l’on est
attentif à la traduction juridique de stratégies socioéconomiques
différentes.
28De
la même façon, la catégorie « dettes », qui apparaît évidente
tant le contentieux de l’impayé est massif sous l’Ancien Régime – les
différents types de dettes regroupent probablement au moins la moitié du
contentieux civil total, et souvent davantage –, ne recouvre aucune
catégorie juridique propre : ce n’est qu’une branche du droit des
obligations. Pourtant, là encore, les situations divergent fortement
entre le non-paiement d’une constitution de rente, qui peut ouvrir à une
saisie, et la multitude de « billets » et autres
reconnaissances de dettes « sous seing privé » qui participent
à une sorte de sociabilité de l’impayé, inhérente à une société où le
numéraire manque.
29Le
second problème qui se pose est celui de l’application de la
nomenclature aux cas concrets, comme le constatait le rédacteur du Compte général pour l’année 1848 :
- 30 . Compte général de la justice civile, 1848, rapport du Garde des Sceaux, p. xviii-xix, cité par G. (...)
« Il sera
toujours fort difficile d’arriver à une classification complètement
exacte des affaires civiles par ordre de matière, par suite des
questions nombreuses et variées qui sont le plus souvent agitées dans un
procès ».30
- 31 . La typologie que nous avons établie diffère ainsi sensiblement de celles de John A. Dickinson. Re (...)
30On
ne saurait mieux dire. Ce problème est la conséquence de la fluidité de
la procédure, décrite plus haut, qui permet de mélanger des questions
différentes. Les distinctions entre querelles de propriété, de
succession, de dettes, etc., sont délicates à faire, d’autant que l’on
ne dispose pas des pièces écrites et que les résumés des greffiers sont
souvent elliptiques. En l’absence de sentences (et, parfois, même quand
elles existent), il est bien difficile de simplement connaître l’enjeu
du conflit… Les catégories « divers » ou
« indéterminés » ne cessent alors de gonfler, rendant
suspectes les quantifications. Encore une fois, il ne reste plus guère à
l’historien qu’à « naviguer à vue », en fonction de la
réalité des archives qu’il a devant lui et en portant ses efforts sur la
cohérence, rendue délicate par une démarche pragmatique : il est
souvent nécessaire de modifier, en cours de dépouillement, la
nomenclature pré-établie. L’inconvénient de l’utilisation de catégories ad hoc
est qu’elle rend difficile les comparaisons entre les différentes
études. La seule solution réside dans une explication détaillée du
contenu de ces différents regroupements d’affaires31.
- 32 . Sur ces questions, voir F. Cosandey, 2004 ou J. Duma et al. (dir.), 2005.
31Les
autres difficultés soulevées par l’établissement de séries et le
traitement quantitatif des sources judiciaires civiles sont plus
classiques et ne sont pas spécifiques à ce type de recherche. C’est, par
exemple, le problème de la classification sociale des utilisateurs de
la justice32.
L’un des intérêts de la source judiciaire est que les parties en cause
déclarent systématiquement leur identité (nom, profession ou statut,
domicile), ce qui permet d’établir des bases de données souvent
considérables, bien meilleures qu’au criminel. À Vaucouleurs, on a ainsi
pu travailler sur un échantillon de 936 demandeurs et
1 140 défendeurs repérés dans les 831 affaires ayant
donné lieu à un dictum. Au criminel, seul l’interrogatoire de
l’accusé permet de disposer de données comparables. Mais tous les
accusés ne sont pas interrogés et cela laisse souvent dans l’ombre les
victimes ou accusateurs.
- 33 . Archives départementales de la Meuse, Bp 5151, audience du 3 avril 1775.
- 34 . Les seules exceptions sont évidemment les femmes séparées de biens, les veuves et les majeures cé (...)
32Cependant,
la catégorisation n’est pas évidente ; les problèmes se
concentrent sur les mentions « professionnelles ». Il y a, par
exemple, la confusion fréquente des professions et des statuts sociaux
ou matrimoniaux (tel individu se déclare « maire » de son
village, tel autre est « jeune homme à marier » et la mention
de « marchand » renvoie autant à un statut qu’à une profession
déterminée) ; il y a également la pratique du
« maquillage » social : la très faible présence des
manouvriers dans les archives judiciaires ne peut-elle pas s’expliquer aussi
par le refus de se déclarer tel ? La pratique est attestée et sa
seule limite (efficace semble-t-il) était la vraisemblance, devant le
regard critique du juge et de l’adversaire : dans une affaire de
1775, un plaideur de Vaucouleurs se voit refuser le bénéfice de la
procédure consulaire, réservée aux marchands, « attendu qu’il est
notoire [qu’il] est manouvrier »33.
Enfin, évidemment, établir un rapport entre le groupe des plaideurs, la
population locale et la société globale n’est pas une opération simple.
Par exemple, contrairement à ce que l’on admet généralement, les
vignerons sont, dans le Valcolorois, des paysans pauvres, à peu près
équivalents aux manouvriers (à en croire les sources fiscales). De façon
encore plus spécifique, l’interprétation de la (faible) place des
femmes doit tenir compte du fait que c’est le mari, chef de famille, qui
mène les procès civils34.
Cela revient à dire que le calcul de taux de litigiosité à partir de la
population globale nous semble peu pertinent, puisque les plaideurs se
réduisent, dans l’immense majorité des cas, aux seuls hommes majeurs ou,
si l’on préfère, aux chefs de famille (ce qui peut inclure les mineurs
émancipés, les veuves et les femmes majeures célibataires).
- 35 . Dickinson, J. A., 1976, p. 145.
33On
a insisté, dans les paragraphes précédents, sur les difficultés d’une
quantification de l’activité civile. Elles sont indéniables et obligent à
rester prudents dans les interprétations. Mais, de toute façon, le
temps de l’optimisme, celui où J. A. Dickinson pouvait écrire
que les méthodes quantitatives permettaient « un élargissement
considérable du savoir historique » grâce à « une rigueur et
une efficacité supérieures aux procédés traditionnels »35, est bien passé. Malgré toutes les difficultés soulevées, le traitement quantitatif (plus que la mise en série stricto sensu)
permet d’apercevoir d’intéressantes facettes de la réalité judiciaire.
Nous voudrions, pour terminer, en souligner quelques-unes, tirées de nos
propres travaux.
34La
quantification a d’abord permis de nuancer, voire d’infirmer, un
certain nombre d’idées reçues sur la justice d’Ancien Régime, souvent
acceptées malgré l’absence d’études précises. C’est le cas, par exemple,
de la durée des procès et de leur coût. À voir fonctionner un tribunal
ordinaire, à mesurer quelques aspects de son activité, on s’aperçoit que
la justice des xviie-xviiiesiècles
n’est ni lente, ni coûteuse ou, du moins, qu’elle ne l’est pas pour la
grande majorité des affaires qu’elle a à traiter.
- 36 . Si la date de début de l’instance est (relativement) facile à cerner (on peut utiliser, selon les (...)
- 37 . Sondage portant sur les registres d’audience de la prévôté de Vaucouleurs (Arch.dép. de la Meuse, (...)
35L’évaluation de la durée d’un procès pose, une nouvelle fois, d’importants problèmes méthodologiques36
que nous avons décidé, dans le cadre de ce court article, de contourner
en utilisant une notion connexe : le calcul du nombre d’audiences
nécessaires à la résolution de l’affaire. Évidemment, ce nombre ne donne
pas, stricto sensu, la durée des procès : les
comparutions successives peuvent être séparées par des durées fort
variables, puisque, rappelons-le, ce sont les plaideurs eux-mêmes qui
font avancer la procédure. Mais on peut supposer qu’il y une corrélation
entre les deux notions. En outre, cela permet de neutraliser les
retards dus à des contraintes extérieures au procès (les vacances
judiciaires par exemple, ou les temps forts du calendrier agraire) et de
mettre en avant les stratégies des parties. Les quelques données qui
suivent sont tirées d’une étude réalisée à partir d’un ensemble de
233« causes sommaires » présentant une sentence finale37.
Dans l’échantillon considéré, 154affaires (66,1 %) ont été réglées
en une seule audience (le procès s’est donc ouvert et clos le même
jour), 53 (22,7 %) en deux audiences et seulement 26 (11,2 %)
ont nécessité trois audiences ou plus. Certes, les causes sommaires
sont, par nature, les moins disputées… mais elles sont aussi, et de
loin, les plus nombreuses (dans une proportion de 90 % environ). On
en déduira que, contrairement aux clichés, les hommes de loi d’Ancien
Régime ne font pas, à plaisir et par intérêt, traîner les procès en
longueur et qu’ils rendent, selon le vœu des ordonnances royales,
« bonne et brève justice ». D’autant que la responsabilité de
l’éventuelle lenteur d’une procédure peut incomber aussi bien à
l’institution et aux hommes de loi (magistrats, avocats, auxiliaires)
qu’aux plaideurs eux-mêmes, qui peuvent soit essayer de faire traîner
les choses pour décourager l’adversaire, soit vouloir donner du temps
aux mécanismes infrajudiciaires de médiation et de négociation.
- 38 . Pour des raisons inexpliquées, la majorité des dictums valcolorois prononcés ne mentionnent pas l (...)
36La
corrélation est évidemment forte entre la durée et le coût des procès.
Même si les comparutions à l’audience sont gratuites (ce que l’on ne dit
pas assez), il est évident qu’une affaire longue et disputée génère des
actes supplémentaires coûteux : les huissiers multiplient les
assignations et significations, les greffiers expédient nombre d’actes,
les procureurs écrivent, les avocats plaident, les magistrats
auditionnent et examinent, etc. Dans notre échantillon, la moyenne des
dépens s’établit à 14 livres 10 sols, ce qui est une somme
« raisonnable » (un manouvrier gagne 200 à 300 livres par
an), mais elle varie fortement selon le nombre de comparutions :
de 10 livres pour les affaires résolues en une audience à
42 livres pour celles qui en nécessitent trois ou plus. Le tableau
est moins favorable pour les « procès par écrit », qui donnent
lieu à la perception des fameuses « épices » : dans un
ensemble de 210dictums mentionnant les dépens et prononcées par le prévôt de Vaucouleurs entre 1674 et 179038,
la « taxation » moyenne s’établit à 120 livres, mais
offre de considérables variations (de 3 livres à 1 451). C’est
dans ce type de procès (nettement minoritaires, rappelons-le) que la
justice d’Ancien Régime devient effectivement coûteuse, preuve
supplémentaire de la nécessité d’une approche fine, respectueuse des
catégories juridiques du temps.
37La
classification sociale des utilisateurs de la justice valcoloroise,
menée avec les précautions rappelées plus haut, a permis de mettre en
valeur un usage différencié du recours judiciaire (cf.Tableau1).
Tableau 1.
Répartition socioprofessionnelle des plaideurs dans 831 sentences
civiles et 435 affaires criminelles traitées à la prévôté de
Vaucouleurs (1670-1790)
|
En %
|
Au civil
|
Au criminel
|
|
Demandeurs
|
Défendeurs
|
Accusateurs
|
Accusés
|
|
Ecclésiastiques
et seigneurs
|
9,4
|
3,5
|
9,4
|
1,5
|
|
Officiers
|
7,5
|
4,3
|
14,8
|
4,4
|
|
Marchands
|
25,0
|
18,9
|
14,8
|
10,9
|
|
Laboureurs
|
16,5
|
28,4
|
15,2
|
20,2
|
|
Artisans
|
11,3
|
15,5
|
17,7
|
18,5
|
|
Manouvriers
|
5,4
|
4,8
|
8,4
|
11,9
|
|
Indéterminés
|
24,9
|
24,6
|
19,7
|
32,6
|
|
Total
|
100
|
100
|
100
|
100
|
Les nombres
absolus sont les suivants : au civil, 936 demandeurs et
1 140 défendeurs ; au criminel, 310 accusateurs et
733 accusés.
- 39 . Piant, H., 2006a, notamment p. 102-112.
38On
observe tout d’abord que les échelons supérieurs de la société locale
(seigneurs et ecclésiastiques, officiers, marchands et assimilés) sont
nettement surreprésentés par rapport à ce que l’on peut savoir de leur
poids dans la population, tandis que les plus pauvres sont les grands
absents du tribunal, en demande comme en défense. Même si l’on
supposait, ce que rien ne prouve, que les « indéterminés »
sont en fait des manouvriers ou assimilés, leur présence dans les
archives judiciaires resterait inférieure à leur poids démographique. De
plus, la sociologie des plaideurs diffère selon leur place dans le
procès. Ainsi, les notables (au sens large : addition des trois
premières catégories), qui représentent 41,9 % des demandeurs
civils et 39 % des accusateurs criminels, ne sont plus que
26,7 % des défendeurs et 16,8 % des accusés. Inversement,
c’est dans cette dernière catégorie que la part des plus pauvres est la
plus forte. Ces quelques remarques, qu’on ne peut développer ici,
nuancent pour le moins, voire infirment, l’idée d’une justice d’Ancien
Régime « de classe », s’en prenant aux dominés. En réalité,
les plus pauvres sont les grands absents de la justice ordinaire :
trop pauvres pour faire des procès, trop pauvres pour qu’on leur en
fasse, surtout au civil, où l’élément financier entre pour une grande
part dans la décision de recourir ou non aux services des hommes de loi.
Si la justice est, sans conteste, aux mains des « dominants »
(à l’échelon local), ceux-ci s’en servent non contre les plus pauvres
mais contre les niveaux « moyens » dans une double perspective
de concurrence sociale et de rationalité économique (on fait un procès
aux plus solvables). S’explique ainsi la place remarquable des
laboureurs et (dans une moindre mesure) des artisans, seuls groupes
sociaux davantage présents en défense qu’en demande39.
39Pour
aller plus loin, d’un point de vue méthodologique, il nous a semblé
qu’il fallait changer de perspective. Les opinions couramment admises
par les historiens sur la pratique judiciaire de l’Ancien Régime
apparaissent curieusement contradictoires : d’un côté, on affirme,
comme le faisaient les moralistes du temps, que les justiciables
d’Ancien Régime plaidaient pour tout et n’importe quoi, que la chicane
était une pathologie endémique ; de l’autre, la redécouverte des
méthodes dites « infrajudiciaires » (accommodement,
arrangement, arbitrage) a imposé l’idée qu’en réalité, les populations
ignoraient ou contournaient une institution judiciaire incapable de
vraiment s’imposer40.
La contradiction entre ces deux positions nous semble flagrante et
s’explique par le manque d’études quantitatives sur le sujet, qui oblige
à des généralisation excessives à partir d’impressions : or, il
est évident que c’est au civil que les âmes chicanières trouvent surtout
à s’exprimer et que la propension à plaider ne peut se mesurer à l’aune
du recours criminel. Mais comment mesurer cette propension ?
- 41 . La recherche a été menée, pour tout le xviiie siècle, dans l’ensemble des dictums et des procès-v (...)
- 42 . L’intérêt de cette assimilation entre les contribuables et les justiciables est d’écarter les ind (...)
40Pour
sortir des généralisations, il faut connaître la population de
référence : qui sont ces justiciables que l’on réduit à une
attitude unique et caricaturale (chicaner à tout va ou refuser le
recours judiciaire) ? Même une juridiction de taille modeste comme
la prévôté de Vaucouleurs ne permet pas de distinguer précisément les
attitudes individuelles face à la justice, puisque nous sommes obligés
d’utiliser des agrégats incertains comme les catégories
socioprofessionnelles. Nous avons donc fait le choix de réduire encore
le champ d’investigation et de le limiter à un seul village, Chalaines,
dont la population nous est assez bien connue par des sources annexes
(liste fiscale, registres paroissiaux, etc.), permettant un croisement
des données démographiques, socio-économiques et judiciaires. Ce
village, situé dans l’actuel département de la Meuse, fait partie de la
prévôté de Vaucouleurs. Il est peuplé d’environ 120 feux (500habitants à
peu près) au xviiiesiècle.
Ce travail étant en cours, on se bornera ici à quelques observations
fondées sur une technique originale de sondage : il s’est agi de
rechercher, dans une partie des sources41, les implications judiciaires de 127individus recensés dans une liste fiscale de 178842.
41Les premiers résultats (cf.
Tableau2) montrent à quel point les généralisations sur l’attitude des
justiciables ne correspondent pas à la réalité : les 102 procès
relevés dans notre sondage ont été le fait de seulement 33 individus
(soit 26 % du total), les 94 autres (74 %) n’ayant été engagés
dans aucune affaire. Surtout, quatre hommes totalisent à eux tout seuls
la moitié (50 exactement, soit 49 %) des implications.
Tableau 2.
Répartition des chefs de famille chalainois de 1788 selon le nombre
d’implications dans des procès intentés à la prévôté de Vaucouleurs
|
Nombre d’implications
|
0
|
1
|
2
|
3 à 6
|
7 à 9
|
10 et plus
|
Total
|
|
Nombre d’individus
|
94
|
19
|
5
|
5
|
0
|
4
|
127
|
|
Total des implications
|
0
|
19
|
10
|
23
|
0
|
50
|
102
|
- 43 . La proportion de plaideurs dans chaque classe d’âge augmente régulièrement jusqu’à 60 ans et tend (...)
- 44 . 10,8 % des 1000 personnes interrogées par Y. Baraquin, 1975, p. 34 avaient eu recours à la justic (...)
- 45 . Piant, H., 2006a, p. 122-130. Devouthon ne figure pas sur la liste de 1788 (il a quitté Chalaines (...)
42Bien
entendu, cette estimation est insuffisante, puisqu’elle ne porte que
sur une partie des sources et que la liste de 1788 mélange des personnes
d’âges fort différents, dont des « jeunes » qui n’ont tout
simplement peut-être pas eu l’occasion de plaider. Néanmoins, si l’on
isole les 32 individus âgés de plus de soixante ans, et dont on peut
supposer qu’ils ne vont pas se découvrir, à l’orée de la vieillesse, un
penchant pour la chicane, on s’aperçoit que 18 d’entre eux (56 %)
n’ont soutenu aucun procès au cours de leur vie43.
Comment apprécier l’importance de ce nombre ? Doit-on en déduire
que décidément, la chicane était la passion préférée des Français
d’Ancien Régime ou, au contraire, que l’institution royale peinait à se
faire accepter (et utiliser) ? S’il est bien une chose qu’une
quantification ne peut pas donner, c’est sa propre interprétation.
L’impression que nous avons, c’est que la propension chicanière des
populations anciennes n’était guère supérieure à celles des sociétés
contemporaines44,
même si la culture juridique imprégnait sans doute bien davantage les
esprits d’alors. Surtout, il nous semble que la distinction la plus
importante à faire n’est pas celle qui oppose la petite moitié de
plaideurs à la grosse moitié de « non-plaideurs », mais celle
qui oppose l’étroite minorité de plaideurs acharnés (5 à 10 % de
l’effectif, au maximum) à tous les autres. Est-il en effet pertinent de
distinguer celui qui, par hasard, n’a jamais plaidé de celui qui,
contraint, en demande ou en défense, a fréquenté une ou deux fois au
cours de sa vie le tribunal ? D’autres individus, au contraire, ont
sciemment recouru au tribunal comme à un moyen normal, aisé et légitime
d’aboutir à certaines fins. Ceux-là ont été de véritables stratèges et
parfois même des monomaniaques. Un extraordinaire personnage, dont on a
pu retracer le parcours judicaire, le laboureur chalainois Pierre
Devouthon, a ainsi plaidé (au moins) 130fois à la prévôté de Vaucouleurs45.
Il est évident qu’un tel homme a peu à voir, du point de vue de la
sociologie judiciaire, avec les « plaideurs réticents » qui
formaient l’essentiel de ses concitoyens.
43La
ventilation socioéconomique des justiciables chalainois, permise par le
relevé des professions et états déclarés lors de la comparution en
justice et par la mention de leur cote d’imposition, montre une très
importante corrélation entre niveau socioéconomique et recours
judiciaire : ce sont, sans surprise, les éléments
« dominants » de la société locale qui plaident le plus.
Tableau 3. Répartition des chefs de famille chalainois de 1788 selon leur catégorie sociale et leur processivité
|
Catégorie sociale
|
|
|
|
Manouvriers et assimilés
|
Artisans
|
Laboureurs
|
Notables et indét.
|
Total
|
N
|
|
% dans la population totale
|
28
|
37
|
17
|
17
|
100
|
127
|
|
% parmi les plaideurs
|
15
|
52
|
24
|
9
|
100
|
33
|
|
% parmi les implications
|
10
|
36
|
50
|
6
|
100
|
102
|
|
Nombre moyen d’implications
|
2
|
2,2
|
6,4
|
2,5
|
3,1
|
|
|
Nombre médian d’implications
|
1
|
1
|
3,5
|
1
|
1
|
|
Les nombres
moyen et médian d’implications sont calculés uniquement parmi les
plaideurs (effectifs respectifs : 5 ; 17 ; 8 ; 3
pour un total de 33 plaideurs).
- 46 . Un test d’analyse de la variance et un test de Kruskal-Wallis (ce dernier étant probalement plus (...)
- 47 . À l’intérieur de chaque catégorie sociale, on a réalisé un test de Student et un test de Wilcoxon (...)
44Selon
un test de chi-2, la différence entre parts des catégories dans la
population et parmi les plaideurs n’est pas significative
(prob.=17 %) ; en revanche, la répartition des implications
diffère nettement de celle de la population (prob. <1 %).
En particulier, les laboureurs sont nettement surreprésentés dans les
implications, les manouvriers sous-représentés. Le nombre moyen et
médian d’implications est également très supérieur pour les premiers46.
Cela correspond assez bien aux données du Tableau1, établi pour
l’ensemble de la prévôté, la différence s’expliquant par une faible
division sociale de la société chalainoise. Du fait de la quasi-absence
de notables traditionnels (pas de seigneurs, une seule famille
d’officiers…), ce sont les laboureurs qui tiennent le haut du pavé et
utilisent clairement la justice comme moyen de domination sociale. Mais
le plus intéressant à relever est qu’à l’intérieur de chaque catégorie
socioprofessionnelle, les individus plaideurs sont toujours plus
« riches » (en tout cas : plus imposés) que les
non-plaideurs (cf. Tableau4)47.
Notons que, malgré ce que l’on a dit ci-dessus, il était indispensable,
pour la statistique, de distinguer plaideurs et non-plaideurs. Le
groupe des « chicaneurs » est trop restreint pour donner lieu à
une quantification. Les quatre individus ayant fait plus de dix procès
sont tous des laboureurs…
Tableau 4. Imposition moyenne et médiane des plaideurs et des non-plaideurs, selon leur catégorie sociale (en livres de France)
|
Catégorie sociale
|
|
|
Manouvriers et assimilés
|
Artisans
|
Laboureurs
|
Notables
|
Indéterminés
|
Total
|
|
Moyenne des non-plaideurs
|
6
|
8
|
18
|
22
|
6
|
9
|
|
Moyenne des plaideurs
|
9
|
12
|
23
|
49
|
10
|
16
|
|
Médiane des non-plaideurs
|
6
|
7
|
12,5
|
22
|
6,5
|
7
|
|
Médiane des plaideurs
|
7
|
11
|
20,5
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49
|
10
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11
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45Cela
montre que les motivations sociales, indéniables, du recours judiciaire
ne se limitent pas à un déterminisme simple (on fait des procès parce
qu’on est riche). En fait, on peut supposer que ceux qui fréquentent le
tribunal sont ceux qui y cherchent non seulement un moyen de domination
sociale, mais aussi la reconnaissance d’une identité qui se définit en
rupture avec les pratiques communautaires traditionnelles. En acceptant
les solutions proposées par l’institution étatique pour résoudre leurs
conflits, auparavant réglés par les méthodes infrajudiciaires, ils
affirment un nouveau positionnement dans le processus de division
sociale alors à l’œuvre. Une quantification précise du phénomène permet
alors de sortir des explications simplistes et moralisantes (le
« goût des procès ») pour aborder des interprétations
sociales, économiques, culturelles et, finalement, politiques : la
place de l’individu dans une société en mutation.
46L’étude
du contentieux civil des tribunaux d’Ancien Régime dépasse largement le
problème de la quantification, qui n’est qu’un des traitements
possibles. Chaque procès, à des degrés divers, a son intérêt propre,
irréductible à sa valeur statistique dans une mise en série. Les
archives judiciaires, où l’on trouve un reflet de l’infinie variété des
passions humaines, sont d’abord un formidable réservoir de connaissances
sur la vie économique, sociale et culturelle de l’Ancien Régime. Dans
la perspective plus proprement judiciaire qui est la nôtre, les procès
civils permettent de renouveler l’approche traditionnelle qui, insistant
sur la répression « verticale » menée par l’État sur les
comportements déviants, via la justice criminelle, tend à
négliger les capacités d’autonomie et les phénomènes de négociation à
l’œuvre dans l’activité judiciaire. Celle-ci, à l’aide des archives
civiles, peut être plus facilement perçue pleinement comme une
interaction, un des éléments du dialogue social. Cette perception peut
se faire avec, ou sans, le recours aux méthodes statistiques : la
recherche des attitudes envers la justice, par exemple, peut passer par
l’analyse des discours des témoins, des avocats et des juges, sans mise
en série.
47Néanmoins,
la quantification est nécessaire pour rendre compte du caractère massif
du contentieux civil, qu’il soit mesuré à l’aune de l’activité des
juridictions ou de la sociologie des justiciables. Le paradoxe réside
dans le fait que cette quantification se révèle très difficile à mettre
en œuvre. Une approche globale, envisageable pour la période
contemporaine, est impossible pour la période moderne. Et même si l’on
se limite à des analyses partielles, monographiques, les difficultés
méthodologiques, dans la définition des sources et du traitement à leur
appliquer, abondent. Cela explique certainement que, si le civil est
dorénavant reconnu comme l’une des voies intéressantes à explorer, les
études concrètes se font encore attendre. L’avantage de cette prudence
est qu’elle laisse la possibilité d’une réflexion méthodologique
approfondie, à laquelle nous espérons avoir contribué.