Servir le prince,
servir la République dans l’Europe

des XVIe-XVIIe siècles

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Matthieu GELLARD

&

Bertrand HAAN

Extrait carte postale d'Alger

Résumés

Que l’on obéisse ou que se révolte à l’époque moderne, que l’on invoque sa fidélité à un prince, à une république, au bien commun ou à une Église, la justification est toujours la même : servir. Les rapports de clientèle ou de patronage qui ont copieusement alimenté les débats historiens apparaissent dans les sources comme des liens de service entrecroisés, affrontées et à de multiples échelles.

Loin de ne concerner que la noblesse, le service est revendiqué par tous et en toute circonstance. Ce projet de recherche embrasse par conséquent l’ensemble du spectre social avec pour ambition de montrer la force de ce lien, son omniprésence et son évolution sur le long terme. Il ne cesse de se manifester sous ces diverses facettes : un rapport qui se présente sous des dehors affectifs et sur mode personnel, qui en pratique ouvre la voie à une négociation permanente, selon une logique de don/contre-don, tout service appel une reconnaissance proportionnée.

Le service est en effet porté par un imaginaire de justice, que chacun évalue selon ses convictions et ses intérêts. Ainsi modèle-t-il de manière constante les comportements, les décisions et les idéaux des acteurs politiques de l’Europe de la première modernité. Afin de mieux le mettre en évidence, il a pris le parti de considérer de manière privilégiée les situations de crise et dans une perspective comparatiste, qui rendent les phénomènes étudiés plus apparents.

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Whether one obeys or revolts, whether one invokes one’s fidelity to a prince, a republic, the common good or a church in Early modern Europe, his justification is always the same: the obligation to serve. Clientage or political patronage have copiously fueled historical debates; in the historical sources, those links have the shape of intersecting, confronted and multifaceted service relationships.

Far from only concerning nobility, service is claimed by everybody and in all circumstances. This research project therefore embraces the entire social spectrum and its ambition is to demonstrate the strength of this link, its many manifestations and its long-term evolution. Its various facets must be considered all together: service is a relationship that is both affective and personal, the mean of a permanent negotiation based on a logic of give-and-take, since every service calls for proportionate recognition.

Service is in fact carried by an imaginary of justice that all the political actors evaluate according to his convictions and interests. Service constantly shapes their behaviors, decisions and ideals. Times of crisis particulary reaveal this phenomenon.

Extrait carte postale d'Alger

Présentation du projet

Invoqué en toute circonstance, le service touche au cœur des comportements, des relations et des cultures politiques d’Ancien Régime en Europe. Loin de se limiter à un élément de discours ou à une rhétorique superficielle, il incarne et modèle les liens unissant l’ensemble des sujets aux pouvoirs et leur rapport à l’autorité, à titre collectif comme individuel.

Loin d’être une construction décidée du sommet, le service est le fruit d’interactions à tous les échelons des sociétés anciennes. Dans les strates supérieures, conseillers du roi, ambassadeurs, militaires, magistrats, officiers ou gouverneurs ont en commun de se définir avant tout comme des « serviteurs » plus que par leur fonction précise, au-delà des différentes charges qu’ils peuvent occuper, avec une grande fluidité. Ces hommes sont la chair et le sang du pouvoir, dont ils assurent le fonctionnement au quotidien, qu’ils incarnent auprès des sujets ou des princes européens et qu’ils perpétuent par-delà les princes eux-mêmes.

Le service n’est toutefois pas seulement le propre des nobles et des officiers. Il caractérise tout autant les clercs, les communautés d’habitants, les municipalités et les partis politico-religieux que les particuliers, qui invoquent aussi leur attachement indéfectible à un prince, à une République, à une Église, à une ville ou à toute communauté ou pouvoir, quelle que soit l’échelle envisagée. Il convient par conséquent d’insister sur la communauté de ce lien, insuffisamment soulignée par l’historiographie.

S’il implique une hiérarchie, le service se fonde sur une réciprocité. Il revient au sujet de satisfaire et d’assister les détenteurs du pouvoir, dont on attend en contrepartie de reconnaître et d’accréditer le service rendu et d’accorder une juste récompense. S’il s’accompagne d’un discours mettant en exergue le dévouement, voire le sacrifice, et la défense du bien commun, le service demande à être confirmé en acte. Ainsi est-il un fondement de la fidélité au roi mais doit-il être profitable à chacun. L’utilité et le bénéfice mutuels sont volontiers invoqués. Le lien de dépendance créé par le service relève plus de l’interaction que de la sujétion : elle ouvre la porte à la négociation.

Au-delà de ces rapports vécus sur un mode personnel et même charnel avec les dirigeants, le service met en jeu des imaginaires politiques et des convictions religieuses. La revendication du service exprime une vision du bien commun, qu’il s’agisse d’une culture humaniste du service de la république, d’idéaux civiques tendant à l’affirmation de l’autonomie urbaine ou de la défense d’une participation des clercs ou des nobles au gouvernement.

Alors que nombre d’États s’affirment au cours de la première modernité comme des entités autonomes, le service rendu à la personne du dirigeant et celui dû la république ou à l’État peuvent tendre à se dissocier, voire à entrer en conflit. La rupture provoquée par Luther est sans doute la plus spectaculaire en tant qu’elle instaure un nouveau hiatus possible entre l’obéissance à l’autorité politique d’une part et obéissance aux commandements divins et appartenance à des Églises d’autre part – elle est d’autant plus frappante que le service possède une éminente dimension théologique et ecclésiologique.

Afin de mettre en lumière l’importance de ce lien capital, il est apparu nécessaire de mener une enquête à l’échelle européenne, dans une perspective comparative, en embrassant tout le spectre social, les groupes sociaux comme les trajectoires individuelles, une diversité de situations et de contextes et les différentes facettes du service et de ses évolutions. Les moments de confrontation entre différentes obligations de service ont été privilégiées puisqu’elles les mettent à l’épreuve. Au cœur des conflits, la dimension contractuelle du service est souvent mise à rude épreuve et les liens de fidélité des individus et des croyants sont mis en concurrence, et se révèle la pluralité, souvent contradictoire, des normes et des imaginaires qui régissent les comportements des femmes et des hommes de l’époque moderne.

Deux rencontres ont été organisées dans le cadre de ce projet de recherche, à l’initiative de Matthieu Gellard et Bertrand Haan, associés à Jérémie Foa (Université Aix-Marseille). La première, organisée le 8 juin 2016, portant sur la période des guerres de Religion en France a permis de poser de premiers jalons. La seconde, qui s’est tenue du 29 au 31 mars 2018, a réuni des spécialistes de différentes pays européens. Ces manifestations ont bénéficié du soutien du Labex EHNE (Écrire une histoire nouvelle de l’Europe), de l’Institut universitaire de France, du Centre Roland Mousnier (Université Paris-Sorbonne/CNRS), de l’UMR TELEMME (Université d’Aix-Marseille/CNRS) et de la Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne. Une synthèse de ces travaux devrait paraître au cours de l’année 2021.

Extrait carte postale d'Alger