Rire et dérision en politique
au temps des guerres de Religion

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Bertrand HAAN

Extrait carte postale d'Alger

Résumés

Aux côtés des souverains français s’affiche au début de l’époque moderne un « roy des fols », incarnant la Folie clairvoyante célébrée par les humanistes. Il est tout à la fois un courtisan, souvent récompensé généreusement, un amuseur des grands doué d’esprit, de malice et parfois d’acidité, et un personnage populaire, dont les bons mots sont colportés, détournés et même inventés. C’est aussi un acteur politique de premier plan.

On considère volontiers qu’ils se maintiennent dans les limites d’un rire autorisé. Engagé à réagir sur le vif, tout le savoir-faire du bouffon repose sur sa capacité à franchir des limites que d’autres doivent s’imposer. Son rire est par essence transgressif, et ses actes, réalisés à la vue et au su de tous, ne sont pas sans retentissement. La question de la marge de manœuvre dont ils disposent et celle de leur influence demeurent ouvertes. Il semble que le déclanchement des guerres de Religion se soit traduit par des engagements plus tranchés de leur part dans les débats politiques et religieux. Leurs sensibilités ne sont pas concordantes : elles oscillent entre le soutien à la coexistence religieuse et une sympathie pour la Ligue.

Une étude historique mêlant histoire sociale, politique et culturelle de ces individus d’abord envisagés comme autant de figures remarquables permettrait d’éclairer une facette particulière des pratiques et de l’imaginaire politiques d’une longue Renaissance : les rapports entre politique et dérision

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Alongside the French sovereigns was at the beginning of the modern era a "king of fools", embodying the clairvoyant Madness celebrated by humanists. He was both a courtesan, often generously rewarded, an entertainer of the court gifted with wit, mischief and sometimes acidity, and a popular character, whose jokes were peddled, hijacked and even invented. He is also a relevant political actor.

They are willingly considered to keep within the bounds of authorized laughter. Committed to reacting on the spot, all the jester’s know-how is based on his ability to cross limits that others must respect. His laughter is inherently transgressive, and his actions, carried out in full view of all, are not without repercussions. The question of their influence remains open. It seems that the outbreak of the Wars of Religion has resulted in more pronounced commitments on their part in political and religious debates.

These individuals are often considered as remarkable characters. A historical study combining the social, political and cultural history would reveal a particular facet of the political practices and imagination of a long Renaissance: the relationship between politics and derision.

Extrait carte postale d'Alger

Présentation du projet

À partir de la fin du XVe siècle et jusqu’au début du ministériat de Richelieu, le fou se fait bouffon à la cour de France. Ce professionnel du rire, apparu tout d’abord en Italie, se distingue radicalement du fou de cour traditionnel : il n’est plus un personnage dont on se moque, ni un simple acrobate. Si le titre ne change pas, certains des personnages qui remplissent la fonction, hommes ou femmes, jouissent d’une liberté de parole particulière. Ils incarnent la Moria célébrée par Érasme : une Folie éloquente et clairvoyante qui voit le monde tel qu’il est. Ainsi jouissent-ils au début de l’époque moderne d’une véritable légitimité professionnelle mais aussi intellectuelle.

Ils disposent aussi d’une assise et d’une popularité notables. Attachés au service domestique des souverains, ils n’ont pas de charge institutionnelle, demeurant en activité aussi longtemps qu’ils bénéficient de la grâce du prince. Leur proximité avec le pouvoir leur vaut généralement de bénéficier de ses faveurs. Ainsi Brusquet obtient-il la charge, très officielle, de maître des postes de Paris au début des années 1550. Leur aura ne se limite pas à la cour : leurs bons mots et leurs facéties se diffusent : même si les sources les concernant sont rares celles-ci montrent qu’ils sont, en leur temps, des personnages connus, admirés et imités.

Il est fréquent de considérer que les fous de cours – devenus des bouffons – demeurent cantonnés dans un espace de convenance et dans les limites d’un rire autorisé. La question de la marge de manœuvre dont ils disposent demeure ouverte. En pratique, on attend d’eux qu’ils exercent leur art en toute circonstances. Les témoignages de leurs contemporains le montrent : leurs saillies sont attendues. Ils sont présents auprès des souverains lors des événements officiels, élément de perturbation assumé au cérémonial. Leurs interventions ne sont pas volontiers mentionnées dans les correspondances officielles. L’effroi de l’ambassadeur Thomas Perrenot de Chantonnay lorsqu’il apprend que Brusquet occupe aussi l’office maître des postes, et qu’il doit dépendre de lui pour l’envoi et la réception des dépêches, en dit long. Engagé à réagir dans l’immédiateté, sur le vif, tout le savoir-faire du bouffon repose sur sa capacité à franchir des limites que d’autres doivent s’imposer. Son rire est par essence transgressif.

Une étude fine est nécessaire. Rien ne semble pourtant devoir échapper à leur esprit corrosif. Leurs attaques se concentrent avant tout sur les gens de la cour, et d’une manière générale sur les grands : les individus qu’ils côtoient. En un temps où la réputation forge l’identité et le rang de chacun, les moqueries, quelles qu’elles soient, sont loin d’être sans conséquence. L’actualité est tout autant une de sources d’inspiration privilégiée des bouffonnes et des bouffons. On attend leurs prises de position, qu’ils manifestent sous diverses formes, orales comme écrites. Il semble que le déclanchement des guerres de Religion ait coïncidé avec un engagement plus tranché de leur part dans les débats politiques et religieux. Leurs positions sont en tout cas connues publiquement, et leurs sensibilités varient – du soutien à la coexistence religieuse à une sympathie pour la Ligue.

Célèbres jusqu’à l’orée du XXe siècle, les bouffons, tel Triboulet, ont souvent inspirés les écrivains. Ils sont mis en évidence dès le XVIIe siècle dans les recueils de bons mots ; ils ont droit dès le XVIe siècle en Italie à des galeries de portraits. En France, Jean-François Dreux Du Radier initie au milieu du XVIIIe siècle une longue série de trouvant mettant en exergue une collection de personnages hauts en couleur et de leurs facéties. La tradition d’offrir au public des Récréations historiques – titre de l’œuvre de Dreux Du Radier – s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui. Une étude historiques véritable, mêlant histoire sociale, politique et culturelle est nécessaire pour bien distinguer ce qui relève de la légende dans ces récits, et de proposer une étude systématique de ces figures, en élargissant la perspective au cadre européen.

L’actualité ne cesse d’illustrer la complexité mais aussi la force des liens unissant rire et politique. La marge laissée à la dérision relève autant de la pratique et de l’imaginaire de la politique d’une longue Renaissance. S’ils sont les doubles du roi en dérision, les bouffonnes et bouffons sont aussi des personnages publics et la diffusion de leurs bons mots et tours, leur influence et les détournements dont ils font l’objet sont tout aussi révélateur de l’univers culturel d’une époque et de la place qu’elle accorde à la dérision.